1 Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et n'engagent pas la Division des archives de l'Université Laval.
Sous-titrée « Les péripéties d'une idée », l'histoire de l'Université Laval de Jean Hamelin trace l'évolution depuis 150 ans de la conception de l'Université Laval aux yeux de la communauté universitaire et de la société québécoise dont elle fait partie et dans laquelle s'insère cette communauté. (Hamelin 1995) Le cadre d'analyse de Hamelin peut être appliqué à l'ensemble des universités du Québec parce que les débats autour de l'idée d'université ont engagé l'ensemble de la société. L'idée d'université — la notion de ce que l'université devrait être — reflète, si elle ne les détermine pas, les grandes préoccupations et les grandes priorités institutionnelles de l'université. À leur tour, ces préoccupations et ces priorités gouvernent la culture organisationnelle — l'identité, les structures et les fonctions de l'université. Cette culture régit la constitution et l'utilisation de la mémoire et de l'oubli universitaires (archivistiques, entre autres), autant par l'université ellemême que par la société. Bien que l'université partage avec toute institution certains points communs quant aux rôles de la mémoire et de l'oubli dans son fonctionnement, l'idée d'université, qui la distingue de tout autre type d'institution, assure que certains aspects de la mémoire et de l'oubli sont propres à l'expérience universitaire. À partir des fonctions que jouent la mémoire et l'oubli dans la vie de l'université et des utilisations qu'on en fait, cet article examine les lieux de la mémoire et de l'oubli universitaires dans le but de placer les archives universitaires dans un contexte global de constitution et d'utilisation de la mémoire — et de l'oubli — en milieu universitaire.
Maurice Lebel affirma en 1957 que « L'université elle-même n'existe pas, c'est un concept de l'esprit. » (Lebel 1958, 9) En effet, l'idée d'université se fait à partir de divers concepts de l'esprit. (Corbo 1990) Elle peut être formulée, comme l'a fait Jean Hamelin, à partir de ses trois missions : l'enseignement supérieur, la recherche et le service à la société.
Du 13e au 20e siècle, l'université est conçue essentiellement comme une institution d'enseignement et de formation d'une élite humaniste (le gentleman, ou l'honnête homme). Cette formation ne visait pas d'utilité sociétale bien qu'elle en comportait incidemment. Cette conception a inspiré la fondation du Bishop's College et de l'Université Laval dans les années 1850 (Masters 1850, 15-21 ; Hamelin 1995, 37-38) ; elle sera toujours défendue au cours du 20e siècle et l'est encore aujourd'hui. Au tournant du 20e siècle, sous la pression de la société industrielle, l'université privilégie de plus en plus un enseignement scientifique, technique et professionnel, une formation non plus de l'honnête homme, mais de la main-d'oeuvre qualifiée et économiquement utile. En 1983, les recteurs des universités du Québec se concertent afin de convaincre la société que l'université doit être soutenue financièrement dans son travail de formation, entre autres, des gestionnaires, des gens d'affaires et des professionnels nécessaires au Québec dans la société globale. (Boulet 1984, 5 ; Pichette 1984, 14 ; O'Brien 1984, 41-44)
La montée de la société industrielle au 19e siècle, mais surtout à partir de la guerre de 1914-1918, stimule un fort besoin d'innovation technologique et pousse les universités à s'engager dans la recherche scientifique et technologique, soutenue financièrement de plus en plus par l'état. À partir de la fin du 20e siècle, quand le financement de la recherche par l'état cède de plus en plus le pas au financement par l'entreprise privée, la crainte de voir la recherche appliquée dictée par les bailleurs de fonds, minant l'autonomie de l'université, augmente.
Les glissements de priorités de l'enseignement vers la recherche, de l'enseignement humaniste vers l'enseignement professionnel et de la recherche fondamentale vers la recherche appliquée traduisent un glissement de l'idée d'université comme institution autonome (la tour d'ivoire) vers l'idée d'université comme institution au service de la société (enracinée), qui, à son tour, doit soutenir financièrement l'université afin d'assurer sa survie et son développement. L'enseignement et la recherche restent des missions de l'université, mais deviennent des moyens privilégiés (mais pas les seuls) par lesquels l'université exerce sa mission première de service à la société. C'est au tournant du 20e siècle, quand les universités commencent à chercher un financement public important, que l'idée d'université comme un service à la société prend racine comme mission. Au Canada cet enracinement social de l'université s'est accéléré dans les années 1960, lors de « the age of relevance » (Parker 1983, 108-109) et, au Québec, de la « Révolution tranquille », menaçant, selon certains, l'autonomie traditionnelle de l'institution. Aujourd'hui, l'idée d'université comme une institution au service de la société domine au Québec comme ailleurs. (Samuels 1992, 27-28 ; Leroux 2006, F5)
L'évolution de l'idée d'université, en changeant les priorités de l'institution, entraîne des modifications profondes de sa culture. Ses valeurs et ses normes ; ses mythes, ses croyances et ses idéologies ; sa mémoire et son histoire ainsi que ses composantes professionnelles, ses structures organisationnelles et ses fonctions institutionnelles sont tous modifiés dans le but d'avancer les missions successives en évolution.
Dès le début et cela durant des siècles, les universités étaient reliées, plus ou moins fortement selon le cas, à la religion et aux Églises. Les plus anciennes universités du Québec ont toutes des origines directement ou indirectement dans l'oeuvre éducatrice des Églises catholique romaine ou anglicane. Mais au Québec, comme ailleurs, l'augmentation des charges d'opération des universités et la montée de la sécularisation, commencée au 19e siècle, ont eu raison de plusieurs universités confessionnelles et donné naissance à l'université laïque, quand ce n'est pas l'université d'état, comme l'Université du Québec, dans la foulée de la Révolution tranquille.
L'augmentation des coûts d'opération est le résultat direct de deux autres processus qui bouleversent la culture organisationnelle de l'institution traditionnelle de la première idée d'université : la multiplication des disciplines et la démocratisation de l'enseignement supérieur. Le développement des connaissances et l'adoption de la recherche comme une mission de l'université, qui en est à la fois une conséquence et un moteur, ont comme résultat la spécialisation des chercheurs et, partant, la multiplication des disciplines. Grâce à l'esprit autonomiste de la gent professorale, cette multiplication des disciplines génère la création de nouvelles unités d'enseignement et de recherche disciplinaires et interdisciplinaires, facultés, départements, écoles, centres de recherche, laboratoires, etc., qui, à leur tour, requièrent une augmentation de personnel spécialisé et, souvent, de nouvelles installations coûteuses.
Parallèlement, surtout à partir de la deuxième moitié du 20e siècle, l'université se démocratise ; la fréquentation accrue entraîne une augmentation du personnel enseignant ainsi que des infrastructures. Ces changements accroissent de façon substantielle les coûts d'investissement et de fonctionnement des universités, les obligeant ainsi à chercher l'appui public par des subventions gouvernementales et le soutien de la société par le biais de campagnes financières et de contrats de recherche.
Afin d'encadrer des expansions aussi importantes, des changements si profonds, une bureaucratie universitaire se développe dans un contexte occidental de « révolution managériale. » (Nahuet 1996, 49-50) À partir des années 1960, une armée de gestionnaires, d'administrateurs, de professionnels et de personnel de soutien travaille essentiellement à réaliser deux objectifs : gérer les relations de l'université avec la société afin d'assurer son soutien, surtout financier, et mettre en place les mécanismes de gestion et d'administration internes nécessaires au fonctionnement efficace et harmonieux d'une institution devenue complexe2.
2 Sur la bureaucratie universitaire voir Nahuet 1996, 5, 49-50, 82-120 (passim), 201-211.
Parmi les nécessaires adaptations à la société actuelle que doit faire l'université, se trouve celle de l'internationalisation de ses trois missions. Au 21e siècle, l'université doit étendre au monde entier les racines qu'elle a plantées dans les sociétés locales jusqu'au 19e et nationales au 20e siècle.
La mémoire et l'oubli institutionnels revêtent une importance particulière à l'université comparativement à d'autres institutions. Entre autres, la nature fragmentée de la communauté universitaire, la durée limitée des mandats des gestionnaires de l'université et de ses composantes et la nature nécessairement temporaire d'une partie de la communauté universitaire -- les étudiants -- requièrent un effort particulier de mémoire afin de créer et d'entretenir des traditions institutionnelles qui les relieront dans une communauté qui transcendera les générations. Enfin, la nécessité pour l'université actuelle de justifier sa place dans la société nationale et de se faire une place dans la société internationale l'amène à démontrer qu'elle a toujours été enracinée dans la première et qu'elle a une tradition comparable à celle des universités les plus prestigieuses dans la deuxième, démonstrations qui font appel à la mémoire et à l'oubli.
« La mémoire, écrit Henry Rousso, est un processus complexe qui articule des souvenirs et des oublis, du conscient et de l'inconscient, la part acceptée et assumée du passé comme sa part déniée ou occultée. » (Rousso 1999, 109-110) Ce qui est refoulé dans l'oubli peut rester latent, mais ces traces de mémoire, comme l'a remarqué Marcel Proust, « ont des chemins secrets pour rentrer en nous. » (Proust 1989, 70) Parmi les plus secrets de ces chemins, parce que souterrains, sont les paradigmes, systèmes d'intelligence, contenus de façon intrinsèque dans notre manière de fonctionner, qui permettent d'intégrer les données et les événements et qui renvoient dans l'oubli ce qui s'accorde mal avec eux. (Atlan et Morin 1989, 125, 127-128) Les missions constituent des paradigmes pour des institutions dans la mesure où elles soutiennent toute leur action. Un changement de mission institutionnelle peut sortir de l'oubli un aspect de l'expérience institutionnelle jusque-là ignoré ou caché par l'institution. (Ferro 1989, 60-61) Le cas des femmes à l'université en constitue une illustration frappante. La démocratisation de l'université amène les femmes sur les campus. D'abord largement ignorée et oubliée, leur présence, pour des raisons scientifiques, sociologiques et politiques, devient plus tard une valeur. (Perrot 1999, 72-73) L'impact de la mode sur l'oubli, bien que moins profond que celui du paradigme, peut être aussi éclatant, faisant refouler dans l'ombre ce que l'institution ne veut pas souligner dans un contexte historique donné. (Atlan et Morin 1989, 134) C'est souvent par des processus de « marketing » que se font voir ces impacts superficiels sur l'oubli.
D'après Jonathan Boyarin,
Si l'oubli paraît fantomatique, ce n'est pas parce qu'il n'a ni force ni poids (il pèse sur nous d'un poids qui peut être mortel), mais parce qu'il est si négativement connoté que l'on préfère le passer sous silence et parler [...] en faveur de la mémoire. (Boyarin 1989, 186)
Au même titre que la mémoire, « l'oubli se loge dans le mouvement culturel. » (Gauthier et Jeudy 1989, 141) On choisit souvent de ne pas créer une trace, de ne pas conserver une trace créée jugée inutile ou, encore, de détruire une trace pour des raisons culturelles, qu'elles soient esthétiques, scientifiques ou idéologiques. (Ferro 1989, 65 ; Ricoeur 1999, 93) Pour Umberto Eco l'oubli sociétal n'est jamais innocent ; lorsque la société oublie, « c'est toujours pour des raisons idéologiques » (Barret-Dubrocq 1999b, 264), « peut-être parce que la mémoire collective est déléguée à des spécialistes, aux historiens, aux archivistes, aux journalistes qui peuvent choisir le silence, la réticence, la censure. » (Eco 1999, 237) Généralement, la société voit l'oubli comme une injustice (Weisel 1999, 10) ; il peut devenir une arme de tyrannie. L'oubli joue un rôle crucial dans la constitution de l'histoire, et l'histoire sur la constitution de l'oubli3.
3 Sur l'oubli et l'histoire voir, entre beaucoup d'autres, Héritier 1999, 158 ; Ferro 1999, 63 ; Rousso 1999, 110-111 ; Yavetz, 1999, 150.
Vu de cette perspective, l'oubli devient l'ennemi à chasser. « La gestion des patrimoines s'acharne à lutter contre le risque de l'oubli, elle se fait politique sécuritaire de la culture et de la transmission des traces, » notent Alain Gauthier et Henri-Pierre Jeudy, mais cette « chasse à l'oubli », avertissent-ils, sacralise, au nom du patrimoine, un passé authentiquement profane, et « ce faisant, le traitement patrimonial modifie l'état de la mémoire. » (Gauthier et Jeudy 1989, 140)
La mémoire et le temps
« C'est une bien misérable mémoire que celle qui ne s'exerce qu'à reculons, fit remarquer la Reine, » dans De l'autre côté du miroir, de Lewis Carroll4. Bien qu'on associe la mémoire invariablement au passé, son rapport avec le temps est à la fois équivoque et complexe, comme d'ailleurs la notion du temps lui-même. Saint-Augustin (d'après Jacques Le Goff) affirmait que « nous ne vivons que dans le présent, mais ce présent a plusieurs dimensions : le présent des choses passées, le présent des choses présentes, le présent des choses futures. » (Le Goff 1988, 33) Selon l'historien anglais R. G. Collingwood (encore d'après Le Goff) : « Le passé est un aspect ou une fonction du présent. » (Le Goff 1988, 193) Collingwood a raison de deux manières : premièrement, parce que l'étude du passé se fait toujours à partir d'une interpellation, d'une préoccupation, d'un questionnement ou d'une problématique du présent qui conditionne l'interrogation du passé, avec des sources connues dans le présent et sujettes à des restrictions à la communication en vigueur dans le présent ; deuxièmement, parce que le présent crée le passé par ses choix de consignation et de conservation pour mémoire des manifestations de l'existence humaine et de son environnement. (Atlan et Morin 1989, 129) Mais le rapport de la mémoire avec le temps doit aussi embrasser l'avenir, car l'appel au passé que lance le présent vise l'avenir immédiat ou à plus ou moins long terme. (Le Goff 1988, 177 ; Touraine 1999, 258, 261-262)
Les manipulations de la mémoire
« Les ombres d'hier trichent Avec celles d'aujourd'hui 5. » |
Pour Pierre Nora, « la mémoire est un cadre plus qu'un contenu, un enjeu toujours disponible, un ensemble de stratégies, un être-là qui vaut moins par ce qu'il est que par ce que l'on en fait. » (Nora 1984b, VIII) Puisqu'elle existe dans deux contextes -- celui du passé qui est rappelé et celui du présent qui se rappelle, la mémoire est un phénomène à contour variable. Et justement, le changement de contextes a un effet marqué sur la justesse de la mémoire. (Lieury 1989, 119) Sans une solide protection du contexte du passé donc -- souvent absent dans l'histoire orale et dans les commémorations, par exemple -- la vérité de la mémoire « au sens de fidélité au passé » selon l'expression de Paul Ricoeur (Ricoeur 2002, 21) -- est à prendre avec précaution.
4 Traduction prise dans l'édition traduite par Henri Parisot (Paris) : Aubier-Flammarion, 1971, 133.
5 Tiré d'un poème de Jean-Paul Daoust, « Modigliani », dans Les saisons de l'ange. Saint-Hippolyte (Québec) : Les Éditions du Noroît, 1997, 26.
Jusqu'à un certain point, on peut opposer le modèle historien au modèle mémoriel. D'après Nora, dans le passé, « histoire et mémoire ne faisaient qu'un : l'histoire était une mémoire vérifiée. » (Nora 1992, 997) Ce n'est plus le cas :
Mémoire, histoire : loin d'être synonymes, nous prenons conscience que tout les oppose (...). La mémoire est un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel ; l'histoire, une représentation du passé (...). La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l'histoire l'en débusque, elle prosaïse toujours. La mémoire (...) est, par nature, multiple et démultipliée, collective, plurielle et individualisée. L'histoire, au contraire, appartient à tous et à personne, ce qui lui donne vocation à l'universel. La mémoire s'enracine dans le concret, dans l'espace, le geste, l'image et l'objet. L'histoire ne s'attache qu'aux continuités temporelles, aux évolutions et aux rapports des choses. La mémoire est un absolu et l'histoire ne connaît que le relatif. (Nora 1984a, XIX)
L'histoire est la réponse au besoin de connaître son passé d'une société condamnée à oublier par la rapidité du changement. (Nora 1984a, XVIII) D'autres voient plutôt une relation symbiotique entre la mémoire et l'histoire. Pour Le Goff, « La mémoire est la matière première de l'histoire [...]. Cette discipline vient d'ailleurs à son tour alimenter la mémoire et rentre dans le grand processus dialectique de la mémoire et de l'oubli que vivent les individus et les sociétés. » (Le Goff 1988, 10-11) L'histoire n'est jamais la reproduction du passé ; elle en est une construction, au mieux une reconstruction. Même quand la mémoire historienne n'est pas construite afin de servir une cause, elle est mise au service de la construction d'un sens à l'expérience humaine. (Le Goff 1988, 10-11 ; Changeux 1999, 22) C'est pour cette raison que les historiens Jacques Mathieu et Jacques Lacoursière favorisent une approche historique par la mémoire. Tout en faisant ressortir la place du passé dans le présent, l'approche par les mémoires « dégage les tris opérés par la mémoire à chaque époque, tris qui conditionnent les valeurs transmises et les mémoires de demain. » (Mathieu et Lacoursière 1991, 19)
La mémoire est une constituante essentielle de la survie. Sans mémoire institutionnelle, non seulement un organisme ne saurait pas conduire ses affaires, mais après un certain temps ne connaîtrait même plus sa raison d'être. (Eco 1999, 239) Les composantes de l'identité sont nombreuses, leurs interactions pour la constituer complexes. La mémoire embrasse ces composantes et leur donne un sens en retraçant leurs racines dans le passé et en les projetant dans l'avenir en passant par le présent. Comme toute institution sociale, l'université réinterprète son passé et réinterroge sa mémoire collective en fonction des priorités du présent et des préoccupations pour l'avenir6, et, ce faisant, elle renouvelle son identité -- l'idée d'université -- l'assoyant sur un passé revu et corrigé, lui justifiant et reposant sa crédibilité sur son vécu à travers des années, des décennies, des siècles.
6 John M. Kelly, dans Cameron 1978, IX, écrit : « When Universities and Colleges reach a relatively mature age they do not think of dying but rather of renewing their youth. »
Outre de constituer un fondement de l'identité, la mémoire (et sa contrepartie, l'oubli) a une autre importance capitale dans la vie en société, y compris la vie institutionnelle : elle fonde le pouvoir. L'oubli sert à légitimer le pouvoir en reléguant aux oubliettes des aspects gênants de l'histoire. Aujourd'hui, grâce à l'abondance de l'information et au perfectionnement des moyens de la traiter, l'information, qui constituera le contenu de la mémoire du futur, est devenue plus que jamais la base du pouvoir. C'est en bonne partie pour cela que les sociétés démocratiques ont consacré et ont consigné dans, entre autres, des lois sur les archives et sur l'accès à l'information, la notion du droit à l'information et à la mémoire et dans la législation sur la protection des renseignements personnels le droit à l'oubli. Par conséquent, l'accès libre et équitable aux services archivistiques est devenu un droit social et faciliter cet accès un devoir professionnel des archivistes.
L'importance de la mémoire et de l'oubli -- et leur capacité d'être manipulés -- rend impérative la démocratisation de la mémoire. (Le Goff 1988, 176 ; Nora 1984b, XXIX) Or, la démocratisation de la mémoire entraîne comme corollaire l'acceptation de plusieurs mémoires à propos d'un même événement. (Thadden 1999, 45) L'acceptation de plusieurs mémoires est particulièrement importante dans le cas des universités. L'institution est devenue complexe par ses missions, par ses structures, par ses fonctions et par les groupes qui la composent ; sa mémoire est fragmentée. Par exemple, comme l'a noté Robert Nahuet, « Sous l'angle de l'identité ou de l'appartenance, les professeurs et les administrateurs se situent dans deux perspectives tout à fait différentes. » Les professeurs s'identifient davantage à leur discipline, à leur communauté scientifique et aux unités d'enseignement et de recherche plutôt qu'à l'université. Bien qu'à l'origine des professeurs, les administrateurs s'identifient plutôt à l'institution tout entière. (Nahuet 1996, 118-119) C'est par la mise en valeur de mémoires multiples et différentes, voire contradictoires, que la mémoire de l'institution dans son ensemble s'enrichit et devient plus « juste ». Par le passé, certaines mémoires semblent avoir été mieux entretenues et exploitées que d'autres ; par exemple, celle de l'enseignement et de la recherche mieux que celle du service au public, celle des facultés et des départements mieux que celle des unités administratives et des centres de recherche, celle des humanités et des sciences sociales mieux que celle des sciences pures, celle des professeurs mieux que celle des étudiants7. Mais, comme on l'a vu, la mémoire est une faculté en évolution constante au service des priorités et des préoccupations les plus actuelles. Ainsi, depuis quelques années des mémoires négligées émergent au fur et à mesure que la société constate l'importance sur son avenir des étudiants et de leurs mouvements (surtout des années 1960 et 1970), des sciences, de la gestion dans tous les domaines sociaux et de l'intégration de l'université dans la société comme un moteur de développement. Même à l'intérieur de l'université, des sujets comme l'administration et les étudiants attireront plus d'attention à cause des changements provoqués par la bureaucratisation des universités et la démocratisation de l'enseignement supérieur.
7 Sur quelques aspects des mémoires universitaires dans le passé voir, entre autres Brichford 1979c, 33-34 ; Nora 1984a, XXIX ; Atlan et Morin 1989, 130-133 ; Lecourt 1999, 241-243, 245 ; Samuels 1992, 28 ; Legois 2002, 17-25.
Selon le grand spécialiste du concept, Pierre Nora, un lieu de mémoire est une « unité significative, d'ordre matériel ou idéal, dont la volonté des hommes ou le travail du temps a fait un élément symbolique d'une quelconque communauté8. » Pour qu'il y ait lieu de mémoire, il faut qu'il y ait volonté de mémoire. (Nora 1984a, XXXV) Ces lieux constituent « un réseau articulé d'identités différentes, une organisation inconsciente de la mémoire collective qu'il nous appartient de rendre consciente d'elle-même. » (Nora 1984a, XLI) C'est, ajoute Henry Rousso, un lieu physique ou idéal « où s'incarne la quintessence » de l'organisme qui se remémore (Buob et Frachon 2006, 7), comprenant, d'après Nora, « fêtes, emblèmes, monuments et commémorations, mais aussi éloges, dictionnaires et musées. » (Nora 1984b, VII ; Lewis 1989, 166) Le choix des lieux de mémoire -- du moins privilégiés -- dépend de la culture de l'organisme, sa technologie, son langage, ses valeurs. (Millar 2006, 121) On a commémoré depuis toujours ; d'après Nora, c'est la signification de la commémoration qui a changé :
« La curiosité pour les lieux où se cristallise et se réfugie la mémoire est liée à ce moment particulier de notre histoire. Moment charnière, où la conscience de la rupture avec le passé se confond avec le sentiment d'une mémoire déchirée ; mais où le déchirement réveille encore assez de mémoire pour que puisse se poser le problème de son incarnation. Le sentiment de la continuité devient résiduel à des lieux. Il y a des lieux de mémoire parce qu'il n'y a plus de milieux de mémoire. » (Nora 1984a, XVII) L'esprit du présent ne correspond plus à l'esprit du passé qui est le contexte de création de la mémoire. La mémoire devient un outil à exploiter plutôt qu'un milieu dans lequel baigne le présent. (Nora 1984a, XXXI-XXXII) (Voir l'exemple des annexe 1 et annexe 2).
8 Grand Robert de la langue française, édition 1993 (Pierre Nora) (Cité dans Nora 1992, 1004).
À l'université au Québec, comme partout ailleurs, le campus regorge de lieux qui manifestent la volonté de mémoire de l'institution. Presque chaque faculté et département dispose de plusieurs lieux de mémoire -- un mur de corridor rempli de mosaïques de finissants, un site Web avec notice historique, des expositions, des colloques commémoratifs, des anniversaires de fondation qui servent à projeter le développement futur, des archives conservées pour mémoire, etc. Dans son ensemble, l'université dispose d'un véritable réseau de lieux de mémoire. Qu'on pense à des endroits physiques tels la bibliothèque, un musée, le service d'archives ; à des activités telles des anniversaires, des fêtes commémoratives, des campagnes de financement qui font appel à un passé riche en réalisations et garant de l'avenir ; à des symboles tels des mythes, des héros, des emblèmes, des documents fondateurs, des monuments, des nominations historiques de pavillons ainsi qu'à des manifestations de l'esprit, telles des expositions d'ordre historique et interprétatif et des histoires de l'université.
Tout en se servant de toute la gamme des lieux de mémoire, l'université privilégie néanmoins la mémoire écrite -- les archives, les publications, dont des histoires, autant sur papier qu'en format électronique. Les journaux universitaires font souvent de la place à des articles d'ordre historique qui contribuent à créer ou renforcer un sentiment d'appartenance et d'identité universitaire et à tisser des liens entre l'université et les générations de diplômés.
Les bibliothèques universitaires sont aussi des lieux de mémoire9, consciemment quand leurs politiques d'acquisition privilégient les publications par les professeurs de l'institution ou sur l'institution. Aussi, la bibliothèque universitaire est-elle souvent le dépôt des mémoires et des thèses produites par les étudiants de l'institution dont l'ensemble constitue une source importante pour l'histoire de l'enseignement et de la recherche à l'université. Dans son rôle patrimonial, exercé surtout par la collection de livres rares, chaque bibliothèque universitaire possède une identité spécifique qui reflète l'histoire de l'institution10.
9 Sur les bibliothèques en général comme lieux de mémoire, voir Angrémy 1999, 161-168.
10 Sur la Bibliothèque de l'Université Laval comme témoin de la mémoire institutionnelle voir Lambert, 2006, 38-43.
Les musées universitaires font aussi partie de ce réseau dans la mesure où leur mandat inclut l'acquisition d'artefacts produits par la vie universitaire, parfois même dans un but mémoriel. D'ailleurs, les services d'archives universitaires peuvent se trouver dans l'obligation de conserver des artefacts, la plupart du temps de petits objets porteurs d'une valeur symbolique et commémorative importante, tels des macarons, des épinglettes, des trophées, des plaques ou des objets commémoratifs11.
11 Maher 1992, 265. L'inverse est aussi vrai ; les musées peuvent se trouver gardiens de documents d'archives.
Les commémorations constituent, d'ailleurs, un lieu de mémoire universitaire privilégié. La signification des commémorations change avec l'évolution de l'idée d'université. Par exemple, quand l'Université Laval était une institution religieuse, la fête annuelle de sa fondation, le 8 décembre, s'identifiait à la fête de l'Immaculée Conception et comportait surtout des manifestations religieuses. Aujourd'hui, cette fête, devenue la fête de l'Université, est largement vidée de sa charge religieuse et conçue en vue d'intensifier un sentiment d'appartenance. L'université au Québec, comme partout ailleurs et comme beaucoup d'institutions et même d'entreprises, fête aussi les anniversaires significatifs de fondation -- 25e, 50e, 100e, 125e, 150e -- en vue d'un objectif qui dépasse largement le nostalgique rappel du passé. Comme l'a remarqué Edgar Morin :
Une commémoration n'est pas seulement une remémoration : elle est plus ncore qu'une revitalisation, c'est une régénération... Au-delà de la simple anamnèse, la commémoration réintroduit l'événement dans la vie présente et dans la perspective future. (Atlan et Morin 1989, 126)
Pour fêter son 100e anniversaire, l'Université Laval a (entre autres manifestations) invité Jean Bruchési, professeur d'histoire de l'Université de Montréal, à examiner l'idée d'université dans une perspective historique afin de dégager les dangers et les promesses des tendances pour l'avenir12. Plus tard, un professeur d'histoire de l'Université Laval, Jean Hamelin, a saisi l'occasion du 150e anniversaire de l'institution pour faire une autre analyse critique de l'évolution de l'idée d'université telle qu'incarnée dans l'histoire de l'Université Laval. De plus, il a structuré son livre autour des grands anniversaires de l'Université en postulant que c'est lors de tels anniversaires que l'Université reconstitue sa mémoire en fonction des préoccupations contemporaines, entre autres, en créant des documents autour de ces grands moments, mais aussi en ajustant sa mémoire à l'idée courante de l'Université. Commémoration des grands événements -- notamment des fondations -- mais aussi des grands personnages du passé. Quand ils ne sont pas carrément évoqués -- par des statues, par exemple -- ils sont invoqués en faveur de l'avancement des réponses préconisées aux problèmes auxquels fait face l'université ou une unité de l'université.
12 Bruchési, 1953, 7 (l'introduction par Alphonse-Marie Parent) et passim.
Des histoires et des historiques institutionnels -- initiés par les universités ou par des unités d'université -- peuvent aussi être des lieux de mémoire. La plupart des histoires institutionnelles universitaires sortent à l'occasion d'une fête majeure et offrent un bilan de l'évolution -- certains diraient du développement, de l'avancement ou du progrès -- de l'institution. Même si l'intention de l'auteur est d'être critique et, quand l'auteur est un historien, d'être professionnel, ces publications s'insèrent dans un cadre commémoratif et mémoriel sur lequel l'auteur n'a pas d'influence. D'après Nora,
C'est la dynamique même de la commémoration qui s'est inversée, le modèle mémoriel qui l'a emporté sur le modèle historique, et avec lui, un tout autre usage du passé, imprévisible et capricieux. C'est le présent qui crée ses instruments de commémoration, qui court après les dates et les figures à commémorer, qui les ignore ou qui les multiplie, qui s'en donne d'arbitraires à l'intérieur du programme imposé [...] ou qui subit la date [...] mais pour en transformer la signification. L'histoire propose, mais le présent dispose, et ce qui se passe est régulièrement différent de ce que l'on voulait. (Nora 1992, 988)
Ainsi, Jean Hamelin avait écrit son histoire de l'Université Laval à la demande de l'Université en prévision du 150e anniversaire de l'institution. Même s'il s'est assuré de son entière indépendance comme historien, son histoire a servi la cause de l'Université qui voulait instrumentaliser cet anniversaire à des fins promotionnelles. Elle fête ainsi en même temps le 340e anniversaire du Séminaire de Québec, institution fondatrice de l'Université, parfois en la transformant en celui de l'Université, mais toujours en associant l'Université à une histoire vénérable de 340 ans. Rappelons que, d'après Nora, l'histoire, tout en se servant de la mémoire, l'anéantit en la transformant en un schéma du passé explicatif et porteur de sens pour le présent et pour l'avenir. (Nora, 1984a, XIX-XX) Hamelin s'est servi de l'ensemble des médiums de la mémoire de l'Université Laval -- archives, livres de la bibliothèque, objets de musées, etc., -- et il a étudié des lieux de mémoires -- notamment des commémorations d'anniversaires -- dans une étude qui se sert de l'évolution de l'idée d'université comme schéma explicatif. Mais dans un contexte de commémoration, il était peut-être inévitable que son livre deviendrait luimême une source de mémoire et un lieu de mémoire. L'histoire écrite de l'université, comme les objets muséologiques, comme les archives, devient une source de mémoire, exploitée par l'institution dans la constitution de son identité -- l'idée de ce qu'elle est -- dans le contexte sociétal actuel.
Ce qui caractérise les lieux de mémoire, universitaires comme locaux ou nationaux, c'est qu'ils sont patrimoniaux ; ils aménagent la mémoire en fonction des préoccupations actuelles et des besoins perçus de l'avenir. Les lieux de mémoire sont des lieux d'une mémoire gérée. En milieu universitaire au Québec, l'archiviste, comme le muséologue, comme le bibliothécaire, comme l'historien, comme le rédacteur du journal officiel, s'interpose entre la mémoire et l'utilisation qu'en fait l'institution universitaire et même la société. L'archiviste universitaire au Québec ne détruit pas la mémoire comme fait l'historien pour en faire l'histoire d'après Nora ; il gère la mémoire et la rend patrimoine en fonction de l'idée d'université. Cependant, faire des archives universitaires et du service d'archives un lieu de mémoire n'est qu'un aspect d'un rôle mémoriel plus large que l'archiviste a acquis dans l'institution universitaire.
Les lieux de mémoire « sont lieux, en effet, dans les trois sens du mot, matériel, symbolique et fonctionnel, mais simultanément, à des degrés seulement divers. Même un lieu d'apparence purement matériel, comme un dépôt d'archives n'est lieu de mémoire que si l'imagination l'investit d'une aura symbolique » avait noté Nora. (Nora, 1984a, XXXIV)
Il faut aussi qu'il y ait volonté de mémoire. Or, affirme Neuschwander, « Archive, mémoire, histoire : ces trois mots sont indissociables » ; les archives aujourd'hui sont « au service du citoyen entre mémoire et histoire. » (Neuschwander 2002, 185) En fait, « les archives matérialisent la mémoire des sociétés13. » Dans une perspective historique, tout en matérialisant la mémoire, les archives sont devenues un symbole de la mémoire.
13 Devoir de mémoire, droit à l'oubli, p. 175.
En même temps, une approche mémorielle appelle des nuances à propos de la fonction de lieu de mémoire des archives, sinon du service d'archives. Jean Favier fait remarquer que « les archives se constituent d'elles-mêmes » et que c'est leur nature organique qui les distingue des documents d'autres lieux de mémoire, comme une bibliothèque ou un musée. « Le livre ou l'objet d'art est produit parce qu'un auteur ou un artiste a voulu l'écrire ou le créer. Un document d'archives existe parce qu'il a été nécessaire dans la vie active. Il n'est pas l'objet d'une activité. » (Favier 2002, 59-60) Mais si des objets d'art et des livres ont sûrement été créés pour eux-mêmes, d'autres livres et d'autres objets, aujourd'hui conservés dans des bibliothèques ou des musées, ont été créés, comme des documents d'archives, dans le cadre d'une activité qui ne visait pas spécifiquement leur production ; eux aussi sont des produits, des moyens ou des parties de cette activité. Ainsi, des appareils scientifiques sont produits dans le but de réaliser une expérience et des rapports scientifiques publiés afin de rendre compte des résultats d'un processus qui était celui d'une expérience ; les rapports peuvent se trouver immédiatement dans une bibliothèque et l'appareil scientifique plus tard dans un musée. C'est leur conservation, pas leur création, qui en fait des objets de mémoire. Comme des archives.
Mais des archives peuvent aussi être créées pour mémoire comme des « monuments14. » Habituellement, ces documents comportent une apparence qui vise à leur accorder gravité et à leur mériter respect et même révérence. L'instrument de fondation de l'Université Laval, la charte royale de 1852, est un exemple de tels documents « sacrés ». Calligraphié sur parchemin, portant sceau royal et signature de la reine Victoria, ce document est, comme certains objets et même certains livres, à la fois un instrument administratif créé dans le cadre d'un processus et un monument. (Pomian 1992, 168) D'autres documents acquièrent le statut de monument par l'évolution de l'histoire, parce qu'ils ont survécu quand tant d'autres autour d'eux ont disparu (comme beaucoup d'objets). (Pomian 1992, 168) D'autres documents encore, sans être des monuments, peuvent être créés pour l'histoire, même dans le cadre des activités normales de leurs créateurs. Tous les documents créés dans un but de commémoration par un organisme, lors d'un anniversaire par exemple, visent à justifier cet organisme devant son personnel, sa clientèle, la société environnante et même la postérité. « Entre le monument et le document, il y n'a donc pas de coupure », affirme Krzysztof Pomian. « Ce sont deux pôles d'un même champ continu, et ils ont besoin l'un de l'autre. » (Pomian 1992, 168)
14 Et, faudrait-il se rappeler, les documents peuvent aussi ne pas être créés pour l'oubli ; leur non création vise à constituer un lieu de non-mémoire. Yavetz 1999, 47.
Ce que Pomian appelle « monuments » et « documents », Le Goff les désigne documents « conscients » et « inconscients ». Ces derniers sont des « traces laissées par les hommes en dehors de toute volonté de léguer un témoignage à la postérité. » (Le Goff 1988, 303) L'intention et les conditions de création doivent donc être étudiées, parfois minutieusement élucidées, afin de déterminer si des documents sont « monuments », « conscients » et lieux de mémoire ou simplement « documents », « inconscients » et aide-mémoire, ce qui peut leur conférer une plus grande crédibilité comme source d'information non tachée par une intention d'influencer l'interprétation d'utilisateurs futurs. (Le Goff 1988, 303 ; Millar 2006, 117) Cependant, même l'analyse des intentions et des conditions de création des documents ne dispense pas l'utilisateur futur d'approcher les documents avec méfiance. Comme l'écrit Le Goff :
De même qu'on a fait au XXe siècle la critique de la notion de fait historique qui n'est pas un objet donné car il résulte de la construction de l'historien, de même fait-on aujourd'hui la critique de la notion de document qui n'est pas un matériau brut, objectif et innocent, mais qui exprime le pouvoir de la société du passé sur la mémoire et sur l'avenir : le document est monument. (Le Goff 1988, 303)
Comme le laisse entendre cette phrase de Le Goff, ce n'est pas seulement les conditions de création qui déterminent le rôle mémoriel des documents comme lieux de mémoire ou comme aide-mémoire. On crée des documents pour communication ou pour mémoire, mais on ne conserve consciemment que pour mémoire. Et du moment où les documents sont sélectionnés pour conservation, ils doivent être traités, c'est-à-dire, classifiés et classés afin de pouvoir servir cette fonction. La sélection, la conservation et l'articulation des documents ont donc aussi un impact sur leur crédibilité et leur statut mémoriel, comme lieux de mémoire ou comme aide-mémoire. (Millar 2006, 121 ; Duff, Craig et Cherry 2004, 54) Le mandat de réaliser ces fonctions est souvent confié -- surtout par les universités québécoises -- aux services d'archives : ce sont eux qui ont la responsabilité de constituer et de transmettre une mémoire universitaire archivistique juste.
Le statut des documents comme lieux de mémoire ou comme aide-mémoire est déterminé aussi par le contexte de leur utilisation. Pour Pomian, les documents institutionnels possèdent une valeur comme aide-mémoire (et non pas comme lieux de mémoire) seulement pour leurs créateurs, jusqu'à ce qu'ils deviennent accessibles à d'autres utilisateurs. (Pomian 1992, 174) Leurs créateurs les emploient, surtout dans leurs phases courantes et semi-courantes, à des fins pratiques et utilitaires comme aide-mémoire, comme moyens d'assurer une continuité administrative, de permettre des prises de décision, d'affirmer ses droits, etc. À un moment donné, cependant, ces mêmes documents -- du moins ceux qui ont été sélectionnés et classés pour conservation -- deviennent aussi -- parfois même en conservant leur fonction mémorielle utilitaire pour leur créateur -- des sources d'histoire, des lieux de mémoire.
L'archivistique universitaire québécoise procède d'une préoccupation mémorielle moderne qui embrasse à la fois les fonctions mémorielles d'aide-mémoire et de lieux de mémoire des documents. Cette approche est mémorielle, même quand on pense qu'elle est informationnelle. Elle reflète cette « volonté de mémoire » qui, d'après Nora, est une condition de définition d'un lieu de mémoire. Elle reflète aussi cette peur de perte de mémoire qu'engendrent le changement rapide et la préoccupation patrimoniale qu'il provoque et qui est à la source de création de lieux de mémoire. L'historique de la création de services d'archives universitaires reflète cet état des choses.
La mise sur pied de services d'archives universitaires au Québec s'inscrit dans un contexte sociétal de changement rapide -- la Révolution tranquille -- et un contexte universitaire correspondant de démocratisation et d'intégration dans la société. Ces changements de l'ordre du paradigme se traduisent en milieu universitaire québécois par un changement de mission vers un service à la société, entraînant professionnalisation et bureaucratisation de l'administration universitaire. À l'Université Laval, par exemple, un service d'archives existait depuis les années 1930, mais il était petit et rudimentaire15. Les archives étaient divisées, comme aujourd'hui, en deux catégories, privées et publiques, mais de manière inverse. Institution religieuse dirigée par le Séminaire de Québec, l'Université était un organisme privé ; ces archives, comme celles du Séminaire, étaient privées, « les archives intimes de la famille ». Les archives d'individus et d'organismes non institutionnels étaient publiques parce qu'accessibles à des fins de recherche. (Maheux 1939-1940, 506) Après la séparation de l'Université et du Séminaire, un nouveau service d'archives universitaire fut créé officiellement en 1964. D'abord rattaché administrativement à la Bibliothèque de l'Université Laval, il reflétait la mission d'alors de l'Université d'être une institution d'enseignement et de recherche. Mais, sous les forces conjuguées de la démocratisation de l'enseignement supérieur, de la spécialisation de la recherche et de la professionnalisation de l'administration, la gestion universitaire devient complexe et bureaucratisée ; l'administration perd la maîtrise de la mémoire institutionnelle et le service d'archives est appelé à sa rescousse afin de « prendre en charge la gestion de la mémoire16. » La raison d'être du service d'archives se modifie progressivement ; elle est perçue prioritairement non comme un soutien à l'enseignement et à la recherche, mais comme un soutien à l'administrati on universitaire. Cette perception est consacrée en l984 quand la Division des archives est détachée administrativement de la Bibliothèque et rattachée à une unité administrative, le Bureau du secrétaire général.
15 Archives du Séminaire de Québec (ASQ), série Université, 314, nos 45, 48, 49.
16 La phrase est de Pomian 1992, 170 et est appliquée à un contexte plus général, mais s'applique parfaitement au contexte universitaire québécois et, plus généralement, canadien (Speirs 1992 43).
À partir des années 1960, la mémoire de l'université devient progressivement plus intégrée dans celle de la société qui soutient l'institution. Les archives universitaires -- anciennement privées, intimes, de la famille à l'Université Laval -- sont perçues de plus en plus comme des archives publiques. Cette perception est consacrée dans les années 1980 quand les archives universitaires sont désignées publiques par la Loi sur les archives et la Loi sur l'accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels. Du même coup, les universités québécoises perdent la maîtrise ultime de la constitution et de l'utilisation de leur mémoire institutionnelle organique et consignée. La Loi sur les archives les oblige à faire autoriser leurs règles de conservation par les Archives nationales du Québec, institution de l'État chargée de la gestion de la mémoire sociétale documentaire. Que ce soit les services d'archives universitaires qui élaborent les règles soumises à l'approbation et que l'approbation est souvent accordée sans modification témoignent de la compétence des services d'archives mais ne changent en rien le principe de l'imposition d'une surveillance sociétale externe à la constitution de la mémoire institutionnelle universitaire, surtout à des fins historiques.
Un peu partout dans les universités au Québec, l'approche archivistique adoptée (en ce qui a trait aux archives institutionnelles) vise la gestion « intégrée » des documents depuis leur création, en encadrant leur élimination et leur versement, le cas échéant, pour conservation en permanence par le service d'archives. (Minotto 2003, 249) Dans ces deux instruments de gestion principaux, le calendrier de conservation et le plan de classement uniforme, cette approche intégrée est en fait mémorielle, puisque, essentiellement, elle gère les documents pour mémoire pendant toute leur existence. Le plan de classement uniforme, comme instrument de repérage, est avant tout un aide-mémoire pour retrouver des documents peu importe leur âge. Le calendrier de conservation est l'instrument par excellence de la gestion de la mémoire et de l'oubli, prévoyant la conservation -- pour mémoire -- des documents jugés de valeur mémorielle et consignant à l'oubli ceux jugés inutiles. Cette approche mémorielle est renforcée dans l'archivistique universitaire québécoise par la pratique du respect des fonds à un niveau minimaliste ; ce principe consacre l'idée que c'est en préservant le contexte de la mémoire -- dans le cas des documents de leurs contextes de création et d'utilisation par l'unité créatrice -- qu'on préserve leur valeur de témoignage et donc d'information pour une utilisation (par leur créateur ou par un autre) imprévue lors de leur création. En outre, l'archivistique universitaire québécoise pratique une approche mémorielle « totale17 », du moins en ce qui a trait à la mémoire institutionnelle, en faisant l'acquisition de fonds d'archives d'individus ou d'organismes reliés à la vie universitaire.
17 En anglais « total archives ».
Ce que pratiquent beaucoup moins cependant les services d'archives universitaires québécois, c'est la « documentation strategy », une approche mémorielle fonctionnelle et globale que prône surtout Helen Samuels, archiviste universitaire américaine. Son approche est « fonctionnelle » puisque l'effort mémoriel (y compris archivistique) universitaire est basé sur les sept fonctions universitaires qui découlent de l'idée d'université, selon le schéma suivant (Samuels 1992, 28) :
En se basant sur les fonctions universitaires, affirme Samuels, on évite les problèmes des structures qui changent, et on étend l'analyse des fonctions au-delà des seules structures administratives afin d'embrasser l'ensemble des multiples acteurs dont les activités doivent être documentées. (Samuels 1992, 28) La faiblesse de cette approche holistique est qu'elle ne tient pas suffisamment compte du rôle des structures dans le fonctionnement de l'université et laisse de côté le contexte du créateur, la plupart du temps une structure, dans la création et l'utilisation des documents.
L'approche de Samuels est globale puisque l'oeuvre mémorielle embrasse la gestion de l'ensemble des sources et des lieux de la mémoire universitaire ; documents écrits publiés ou non, images de toutes sortes, objets, monuments, etc., et les lieux de leur gestion : service d'archives, bibliothèques, musées, etc. Cette approche gère globalement à la fois l'abondance de la mémoire et sa pauvreté -- l'oubli -- en palliant au besoin à ce dernier dans un but patrimonial. Samuels affirme que les décisions d'évaluation archivistique ne peuvent se prendre correctement qu'en tenant compte de l'ensemble du patrimoine universitaire dans toutes ses formes et partout où il se trouve, même hors du campus. (Samuels 1992, 9, 29, 255-256, 266) Au Québec, les services d'archives universitaires pratiquent, au plus, une coopération ponctuelle avec d'autres lieux de mémoire ; ils ne pratiquent pas la coordination systématique de leurs efforts mémoriels avec ceux des autres lieux de mémoire.
Comme l'a noté William Maher, la « documentation strategy » met l'accent sur le rôle central de l'archiviste dans la constitution de la mémoire tout en inversant la méthodologie archivistique classique de constitution de la mémoire, telle que pratiquée au Québec. (Maher 1992, 12) Par un processus inductif, l'archiviste universitaire au Québec constitue une mémoire totale mais organique car consistant en des documents sélectionnés à partir uniquement (ou presque) de documents créés par l'université dans le cadre des fonctions qu'elle exerce afin de réaliser ses missions d'enseignement, de recherche et de service à la société. L'archiviste qui pratique la « documentation strategy », par un processus déductif de définition de la mémoire idéale à constituer pour utilisation patrimoniale, assume une place dans un réseau de lieux de mémoire de l'université et crée des témoignages là où les fonctions de l'université ont laissé des oublis. (Maher 1992, 52) C'est une chasse à l'oubli portée par une conception de lieux de mémoire qui est idéaliste, proactive et globale. (Samuels 1992, 28)
L'approche de Samuels rejoint le réseau des lieux de mémoire que décrit Nora ; cependant, le « réseau » inconscient de lieux de mémoire institutionnels qui existent dans les universités québécoises ressemble plus en pratique aux réseaux de lieux de mémoire nationaux de Nora. Une approche mémorielle universitaire au Québec à la fois intégrée, totale et globale placerait le service d'archives universitaire au centre de deux axes mémoriels -- l'axe aide-mémoire et l'axe lieux de mémoire tel qu'indiqué dans le schéma suivant :
Mémoire |
Universitaire |
L'ensemble des rôles de gestion des documents universitaires au Québec découle de l'un ou l'autre des deux aspects d'une seule approche mémorielle : le service d'archives et les documents qu'il gère sont un aide-mémoire institutionnel ou un lieu de mémoire institutionnel et sociétal selon le rôle exercé.
Le premier rôle mémoriel que joue le service d'archives universitaire au Québec est la constitution et la structuration de la mémoire. Les instruments de réalisation de ce rôle sont fortement influencés par les contextes de création des documents -- contexte sociétal et contexte institutionnel. « Les archives ne sont pas le fruit du hasard », écrit Robert Nahuet ; « elles procèdent des finalités, des buts et des objectifs de l'organisation. » (Nahuet 1996, 54 ; Nahuet 1999, 99) Et, ajoute-t-il, « les transformations profondes qu'ont connues les organisations modernes -- y compris les institutions universitaires -- ont grandement influencé leur production documentaire. » (Nahuet 1996, 54 ; Brichford 1979a, 11) L'université au Québec a subi des transformations depuis une centaine d'années. D'une institution d'enseignement supérieur, l'université s'est ajustée aux besoins de la société en rajoutant successivement des missions de recherche et de service à la société, subissant avec chaque transformation des changements majeurs de ses structures et de ses fonctions. Or, la constitution et la structuration de la mémoire institutionnelle universitaire sont régies par les structures et les fonctions institutionnelles, car les structures forment le contexte de provenance des documents -- l'entité productrice -- et les fonctions sont le contexte de la production documentaire -- le « pourquoi » de la création des documents. (Nahuet 1996, 59-60)
L'étude de Nahuet sur les pratiques archivistiques à l'Université Laval l'amène à distinguer deux cultures à l'intérieur de l'institution -- la directoriale et la professorale -- qui déterminent une bonne partie de la création documentaire institutionnelle et, partant, de la constitution et de la structuration de la mémoire institutionnelle. « Le défi archivistique en milieu universitaire », écrit Nahuet, « consiste à refléter une convergence sinon une cohérence entre ces deux perspectives différentes mais indissociables à la survie d'une telle institution. » (Nahuet 1996, 3) Nahuet conclut que les pratiques archivistiques à l'Université Laval -- et ces pratiques sont celles de l'ensemble des services d'archives universitaires au Québec -- concilient ces contextes divergents de la provenance et de la production documentaires. D'un côté, il perçoit dans l'approche minimaliste de l'application du principe de respect des fonds un reflet et une reconnaissance de l'autonomie chers aux instances d'enseignement et de recherche. (Nahuet 1996, 1, 328) De l'autre côté, dans leur conception, les deux principaux instruments de la gestion des documents institutionnels, le calendrier de conservation et la classification uniforme, servent les intérêts centralisateurs de la direction universitaire. Les deux s'appliquent à l'ensemble des documents de l'université, peu importe la nature des unités créatrices. Mais l'application de ces instruments requiert la collaboration des unités et, dans l'ensemble, conclut Nahuet, les « principes, méthodes et pratiques » ont été ajustés « à une situation concrète fort complexe. » (Nahuet 1996, 283)
Dans la mesure où la mémoire universitaire constituée par le calendrier de conservation et structurée par le plan de classement ne sert qu'à l'université dans son fonctionnement normal, les documents conservés et le service d'archives (qui n'agit dans cet aspect de son mandat que comme une unité administrative) ne sont que des aidemémoire de l'institution ; la mémoire universitaire est gérée dans le seul but de permettre à l'institution de mener à bien ses missions d'enseignement, de recherche et de service à la société. Du moment, cependant, où est introduite la notion des archives comme patrimoine à constituer pour la postérité -- ne serait-ce que pour l'université -- les archives et le service des archives ne sont plus uniquement des aide-mémoire institutionnels ; ils deviennent aussi des lieux de mémoire patrimoniaux, autant institutionnels que sociétaux. C'est ainsi que l'université québécoise, s'intégrant dans la société, n'est plus l'unique maître de la constitution de sa mémoire historique. D'aucuns affirment que, l'université étant devenue une institution intégrée dans la société, la société et non plus l'université devrait être l'ultime point de référence dans l'évaluation des documents universitaires à conserver comme patrimoine. Ce point de vue est retenu au Québec et concrétisé dans la Loi sur les archives et la réglementation qui en découle. La société, par le biais de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), intervient dans la constitution de la mémoire institutionnelle universitaire en obligeant les universités à faire autoriser leurs règles de conservation par BAnQ. Les documents institutionnels de l'Université Laval, par exemple, ne sont plus les archives privées, intimes, de famille, qu'elles étaient il y a 60 ans à peine ; elles ont acquis une valeur mémorielle patrimoniale et sociétale qui doit être protégée par la loi. Le service d'archives universitaire est devenu un lieu de mémoire patrimonial de la société québécoise.
La mémoire archivistique institutionnelle historique des universités du Québec, même bien constituée, n'est pas la totalité même de la mémoire archivistique universitaire, puisque l'expérience universitaire ne se réduit pas aux seules activités institutionnelles et que les archives institutionnelles ne reflètent pas l'ensemble des activités universitaires, même institutionnelles. En ce qui concerne l'enseignement et la recherche, par exemple, les archives institutionnelles témoignent surtout de la gestion de ces missions et peu de leur réalisation. Cependant, les services d'archives universitaires au Québec visent pour la plupart une mémoire archivistique patrimoniale qui est « totale », c'est-à-dire qui embrasse non seulement les archives institutionnelles, mais aussi des archives non institutionnelles qui témoignent d'un aspect de l'expérience universitaire. Ces archives non institutionnelles font souvent un lien entre l'université et la société. D'ailleurs, l'intégration progressive de l'université dans la société a généré nombre d'organismes sociétaux associés à l'université, mais ne faisant pas partie des structures de l'institution. Leurs documents sont devenus aussi des sources de mémoire universitaire dans une perspective patrimoniale. Ainsi, des documents de syndicats universitaires, d'associations étudiantes, de fondations de financement etc., gérés par ces organismes pendant leurs phases courante et semi-courante, deviennent souvent dans leur phase définitive des archives associées patrimoniales pour l'université, acquises et gérées par ce lieu de mémoire qu'est le service d'archives universitaire. Aussi, dans une perspective d'archives totales et dans une perspective patrimoniale de lieux de mémoire, les archives d'individus -- administrateurs, professeurs et diplômés -- reliés à l'université sont perçues comme faisant partie de la mémoire universitaire. En faisant leur acquisition, le service d'archives agit en lieu de mémoire constituant une partie du p atrimoine universitaire.
En outre, même s'ils n'en font pas ouvertement un élément d'une stratégie de documentation à l'américaine, les universités au Québec et leurs services d'archives pratiquent la création de témoignages documentaires pour compléter ou pallier aux oublis des témoignages archivistiques. À l'Université Laval, par exemple, les enregistrements découlant d'une enquête orale sur l'histoire de l'Université en 1984 font partie des archives du Bureau du secrétaire général. (Thivièrge 1988) Leur présence parmi les documents institutionnels témoigne du désir de l'institution de compléter pour la postérité le témoignage organique des documents non créés pour la postérité. Mais si les historiens savent qu'ils ne trouveront pas toute la vérité dans les archives (Yavetz 1999, 47) et qu'il faut parfois faire parler des gens, ils restent méfiants devant l'histoire orale, cherchant à trouver confirmation des dires dans les archives18. La mémoire, nous l'avons vu, est fortement influencée par le contexte. Or, dans l'histoire orale, des contextes autres que ceux qui ont entouré le phénomène remémoré brouillent sa réminiscence. Tout le temps passé a agi comme un filtre et a changé la personne qui se rappelle. Et lorsqu'on se souvient d'une autre personne, de qui se souvient-on ? « Lorsqu'ils parlent des autres, les vieillards parlent d'eux-mêmes, examinant leur image dans des miroirs disparus », dit un des personnages du romancier anglais John Le Carré. (Le Carré 1991, 1 056) René Rémond a évoqué le caractère souvent anecdotique « inévitablement lacunaire » et essentiellement privé, personnel et subjectif du témoignage oral ainsi que les problèmes de communication orale par quelqu'un qui a vécu le contexte de la mémoire auprès de quelqu'un qui ne l'a pas vécu. (Rémond 1999, 87-89) Enfin, dans les souvenirs obtenus, l'intervieweur exerce une influence sur le processus de remémoration. Pour toutes ces raisons, les témoignages oraux constituent la quintessence des lieux de mémoire et de s problèmes qu'ils posent.
18 Barret-Dubrocq 1999a, 81. Intervention de Jacques Le Goff.
D'autres moyens de création de témoignages pour la postérité sont pratiqués régulièrement par l'université québécoise dans le cadre de son fonctionnement normal et contribuent à faire des archives institutionnelles définitives des lieux de mémoire. Qu'on pense, par exemple, au travail des photographes attitrés ou engagés par l'institution dont les tâches consistent spécifiquement à créer des témoignages pour la postérité d'événements considérés par l'institution comme d'une importance particulière dans sa vie, tels des lancements de campagnes financières, les collations des grades ou les inaugurations d'édifices et qui, souvent, montre l'université sous ses meilleurs jours. Ce sont autant de témoignages intentionnels, « monumentaux », créés, au moins en partie, pour la postérité, mais qui se trouvent souvent intégrés dans les « témoignages involontaires », des « témoins malgré eux », selon l'expression de Marc Bloch (Ricoeur 2003, 30-31), que constituent la plupart des documents de l'université. À l'utilisateur donc d'évaluer les intentions du créateur des documents et leurs conséquences pour la fiabilité du témoignage.
Dans l'exercice de son rôle de constitution de la mémoire, le service d'archives universitaire au Québec agit donc à la fois, d'une part, comme un aide-mémoire pour l'institution dans la mesure où il assure la préservation et la classification des documents à des fins d'utilisation administrative et, d'autre part, comme un lieu de mémoire quand elle assure la préservation et la classification des documents institutionnels et non institutionnels -- associés ou non à l'université -- à des fins patrimoniales. Sans adopter toutes les composantes de la « documentation strategy » -- surtout la création des témoignages et la minimisation du rôle des structures universitaires ainsi que le principe du respect des fonds -- l'archiviste universitaire au Québec aurait intérêt à percevoir le service d'archives universitaire comme un lieu de mémoire parmi d'autres sur le campus et à se concerter avec les autres dans le but de constituer dans son aspect archivistique une mémoire universitaire patrimoniale aussi globale qu'elle est intégrée et totale.
On crée des documents pour information ou pour mémoire, mais on les classe et on les conserve pour mémoire, c'est-à-dire pour utilisation dans le futur. Dans ses fonctions de classification et de conservation des documents institutionnels -- de constitution de la mémoire, surtout courante et semi-courante, mais aussi définitive -- le service d'archives fournit à l'administration universitaire un service d'aidemémoire essentiel à sa capacité de fonctionner efficacement. Selon Michel Lespérance, anciennement de l'Université de Montréal : « [Si] on ne la traite pas (l'information), si on ne la classe pas, si on n'a pas d'instruments de repérage de cette information à ses divers âges d'existence, le gestionnaire va être aux prises avec un problème énorme de repérage et de prises de décision parce qu'il n'aura pas en sa possession les divers documents utiles à ces prises de décision. Il va être enterré. » (Lespérance, McNicoll et Côté 2003, 219) Selon Claire McNicoll, de l'Université du Québec à Montréal (UQAM) : « C'est d'autant plus important dans une université parce qu'un mandat de doyen, ça dure quatre ans. Un mandat de vice-recteur, ça dure cinq ans, un mandat de directeur de département, ça dure quatre ans. Les gens changent et les pièces fondamentales des liens de l'Université avec l'extérieur ne sont pas toujours localisées. » (Lespérance, McNicoll et Côté 2003, 219) Pour Jacques Boucher, anciennement de l'Université de Montréal, le rôle de l'archiviste de l'université, en facilitant l'utilisation administrative de la mémoire documentaire, va au-delà de la gestion de l'abondance et du repérage de l'information. L'archiviste gère aussi le contexte de la mémoire :
Pour l'administrateur il doit être celui qui améliore son efficacité quotidienne en lui proposant d'abord un cadre d'analyse et de classement des documents qui correspond à la structure profonde du système et du pouvoir dans l'entreprise, au dynamisme des interventions, au flot réel de l'information, aux relations organiques et subtiles entre les différents secteurs ou sous-secteurs de l'institution. Avant d'assurer la continuité et la mémoire de l'institution, l'archiviste offre d'abord son expertise au service du quotidien ; il aide à en régulariser le débit, à en faciliter la hiérarchisation, à transformer l'inertie et la paperasse en dynamisme et en changement. [...] L'archiviste ne joue pas son rôle s'il ne transmet pas, en même temps que les documents, les clés qui vont permettre d'en comprendre le sens véritable. (Boucher 1990, 150-151)
Outre celles de la gestion quotidienne, les utilisations que fait l'administration universitaire des documents institutionnels sont aussi fondamentales que diverses. Les documents qui ont été créés pour mémoire -- et qui ont parfois un caractère monumental -- servent pendant qu'ils sont en vigueur à, entre autres, légitimer le pouvoir institutionnel. La charte, les statuts et les règlements ont tous été créés par une autorité compétente à la demande de l'université ou par l'université elle-même dans un but de légitimer son action autant à l'extérieur qu'à l'intérieur de l'institution. Associée à cette notion de légitimation est celle de certification. Légitimée à offrir des diplômes, par exemple, l'université crée pour mémoire des documents, notamment des diplômes, qui certifient que telle personne est diplômée19. Les documents du passé conservés pour mémoire servent dans le processus de planification et de prise de décision en fournissant aux gestionnaires une perspective à plus ou moins long terme sur les problèmes à régler. (Lambert 1995, 143-144) Ils servent aussi à défendre les droits de l'université pendant un temps plus ou moins long selon les droits à défendre. Ses documents permettent à l'université de rappeler à la société ses réalisations (Maher 1992, 10), de souligner sa mission de service et de défendre ses causes.
19 Même si les diplômes ne sont pas destinés à être conservés par l'université pour mémoire, d'autres documents le sont afin de pouvoir certifier à tout moment qu'une personne est bien diplômée.
Le rôle de l'archiviste universitaire quant à la constitution de la mémoire organique et consignée à des fins de l'administration universitaire le rend-il responsable -- et si oui, à quel degré -- d'assurer par la préservation des témoignages la transparence de la gestion universitaire ? Rattaché le plus souvent à l'administration universitaire, chargé de la constitution et de la structuration de la mémoire institutionnelle organique et consignée pendant toute la durée de vie des documents, l'archiviste universitaire québécois doit assumer au moins une partie de la responsabilité de la transparence administrative de son institution à l'intérieur des limites des contraintes juridiques courantes. Cette responsabilité est encore plus évidente dans le contexte actuel de l'idée de l'université comme une institution au service de la société. Si l'archiviste, dans ses fonctions de constitution et de communication de la mémoire institutionnelle, n'assume pas la responsabilité de la préservation des documents dont l'utilisation permettrait à la société d'exiger des comptes auprès des administrateurs universitaires, qui pourrait le faire20 ?
20 Au fait, en obligeant les universités à faire approuver leurs calendriers de conservation par BAnQ, l'état rend cette institution au moins partiellement responsable de la transparence administrative de l'université. Sur cette question, mais dans d'autres contextes archivistiques, voir Montgomery 2004, 26 ; Loewen 2004, 202-209 et O'Toole 2004, 16.
Si dans sa fonction d'appui à l'administration institutionnelle, l'archiviste universitaire au Québec joue essentiellement (mais pas seulement) un rôle d'aidemémoire, dans une autre fonction largement administrative, à savoir la mise en valeur de la mémoire institutionnelle, il joue un rôle de lieu de mémoire. D'après Maher, les objectifs principaux de la mise en valeur des archives sont : d'encourager l'utilisation directe et indirecte des archives, d'informer les gens non familiers avec les archives sur les phénomènes qu'elles documentent, de démontrer l'utilité des archives pour comprendre le passé et le présent et de communiquer l'information et les perceptions qu'offrent des fonds d'archives spécifiques. (Maher 1992, 316) Outre sa responsabilité d'assurer la transparence de la gestion universitaire, c'est dans ce rôle de mise en valeur de la mémoire institutionnelle que l'archiviste contribue de la façon la plus évidente au service que l'université rend à la société. Dans cette fonction, c'est surtout la mémoire définitive ou historique qui est interpellée, et son utilisation est surtout patrimoniale, même si elle peut être effectuée dans un but administratif.
Avant d'être un lieu de mémoire pour la société, cependant, le service d'archives l'est pour l'université même. L'archiviste est parfois le premier à se servir de la mémoire universitaire qu'il a constituée, et ce en partie dans la fonction même de la constitution d'une mémoire universitaire documentaire en constante évolution. Il établit et écrit des histoires administratives en partie à partir des documents qu'il gère afin de les mettre en contexte pour une utilisation administrative ou scientifique et comme partie intégrante de la description archivistique selon les Règles pour la description des documents d'archives. Il se sert des archives aussi pour répondre aux demandes des chercheurs.
L'archiviste universitaire se sert de la mémoire documentaire aussi dans ses efforts de soulever l'appréciation et l'utilisation par d'autres -- en établissant de bonnes relations de travail avec le personnel administratif, enseignant et de recherche ; en faisant des cours, des séminaires ou des conférences à l'université ou à l'extérieur ; en écrivant des articles ou en participant aux activités de comités universitaires, tels ceux de toponymie ou de fêtes diverses ; en communiquant avec la communauté universitaire ou le grand public par le biais d'expositions, de sites Web ou de publications universitaires ou de l'extérieur. Plus fondamentalement, en servant de témoignages des structures, des fonctions et des finalités organisationnelles, les archives sont utiles à l'université dans la quête sans cesse renouvelée de son identité. Dans l'approche mémorielle en archivistique, c'est cette utilisation des archives comme mémoire à des fins identitaires qui classe l'archivistique dans les sciences de la culture.
La mise en valeur de la mémoire universitaire en dehors de l'université sert à l'intégration de l'institution dans son environnement et démontre à la société que l'université l'a toujours reflétée dans l'évolution de ses missions d'enseignement, de recherche et de service. Grâce à la signification de l'université pour la société, les archives institutionnelles universitaires font partie de la mémoire de la société ; il incombe à l'archiviste universitaire de le faire savoir. C'est en partie pour cette raison que les archivistes doivent être parmi les plus actifs dans la promotion d'histoires de l'université à chaque génération. (Potts 1979, 95) Des histoires institutionnelles, des sites Web comportant, entre autres, des expositions virtuelles attrayantes, témoignent des efforts déployés afin d'attirer l'attention de la société sur le rôle qu'a joué l'université dans le développement et l'avancement de la société. L'effort porte fruit. En 2003, l'historienne Joanne Burgess, dans un survol des tendances historiographiques au Québec depuis les années 1980, a fait ressortir l'importance des études sur les universités et sur l'éducation au Québec. (Burgess 2003, 200) Le grand public a suivi les historiens : les archives universitaires sont de plus en plus exploitées. Pour diverses raisons, allant de possibilités accrues d'exploitation commerciale à la démocratisation de la société, en passant par l'aliénation sociale et la recherche de racines et de valeurs fondamentales, une nouvelle clientèle, d'origine variée et avec des demandes inédites, consulte les archives universitaires. Elle comprend gestionnaires et gens d'affaires, généalogistes et journalistes, cinéastes et activistes, écrivains et musiciens, architectes et ... archivistes21. À cet égard, la faiblesse de la mémoire archivistique institutionnelle à propos des étudiants pose problème. Mieux s'occuper des archives étudiantes serait une « démarche tournée vers l'avenir », note Jean-Philippe Legois, surtout compte tenu du rôle futur essentiel dans la société du savoir que joueront les étudiants. (Legois 2002, 18)
21 Duff, Craig et Cherry 2004, 52. Des groupes de discussion comme ARCAN-L et EBSI-L permettent aux archivistes de consulter leurs collègues partout au pays.
Le rôle de mise en valeur de la mémoire et des archives institutionnelles n'est pas sans susciter des inquiétudes de nature éthique auxquelles a réfléchi William Maher. La mise en valeur de la mémoire universitaire se fait souvent par d'autres dont c'est parfois le travail même de promouvoir l'institution, comme les services de communications ou de relations publiques. Leur utilisation des documents à des fins promotionnelles est parfois à la limite de l'honnêteté. Leurs recherches se limitent souvent à trouver des illustrations dans les archives de messages promotionnels qu'ils veulent faire passer, et le service d'archives peut être sollicité pour contribuer à leur cause. (Maher 1992, 269-270) D'après Maher, les universités en particulier s'appuient sur leur histoire parce qu'elles constatent ou croient que leurs affirmations de crédibilité doivent être basées sur une démonstration d'un héritage distingué. La capacité d'innover est certes importante à démontrer, et tant mieux si le passé peut démontrer justement un héritage d'innovation. Selon Maher, cela est normal, et l'archiviste a le devoir d'assurer que les archives témoignent de la capacité de l'université d'innover et que les archives qui le font sont accessibles. Dans la même veine, l'université aime se servir de ses réalisations particulièrement frappantes et glorieuses afin de se donner une image publique positive et attirante pour les étudiants, les professeurs et les donateurs potentiels. Souvent une présentation sélective des grandes réalisations du passé peut contrebalancer une image publique actuelle plus équivoque puisque les problèmes courants sont plus connus que ceux du passé. (Maher 1992, 270-271) La mémoire institutionnelle est donc mise en valeur sélectivement afin de répondre aux besoins courants de l'université dans ses rapports avec la société. Les archivistes universitaires participent forcément à ce processus, étant employés de l'institution, dans leurs efforts de communication de la mé moire institutionnelle par sites Web, par expositions, etc. Selon Maher, cependant, l'archiviste doit jouer ce rôle avec circonspection et un sens de perspective. Il ne doit pas se laisser entraîner dans les efforts de l'université de créer des mythes et des symboles qui servent à associer l'institution à une image positive. S'il doit, par éthique professionnelle, corriger les abus les plus outrés, il ferait oeuvre plus utile, suggère Maher, en étant actif et même proactif dans le processus de mise en valeur de la mémoire institutionnelle afin de prévenir des interventions promotionnelles douteuses par d'autres. Il ne doit surtout pas essayer de cacher des aspects peu glorieux de l'histoire de son institution, ni dans sa constitution de la mémoire ni dans sa communication des documents. (Maher 1992, 275-276) Les archives institutionnelles ne sont pas que des aide-mémoire ; en tant que lieux de la mémoire, elles doivent aussi constituer des antidotes à l'oubli injuste. (Millar 2006, 123) L'archiviste, affirme Maher, n'est pas un simple fournisseur d'information pour l'université. Il doit fournir à l'institution une mémoire et une méthode de vérification, de réfutation ou de modification des souvenirs que possèdent ses membres et la communauté environnante. C'est ainsi que les archives permettent à l'université de se repenser en préservant les témoignages de ses défauts autant que de ses réussites. Dans ce sens, les archives sont autant la conscience que la mémoire universitaire. (Maher 1992, 9-10, 277)
Bien sûr, en soutenant l'enseignement et la recherche l'archiviste universitaire l'aide à accomplir sa mission fondamentale de communiquer et d'élargir la connaissance. (Maher 1992, 10) Maynard Brichford a noté que l'archiviste universitaire se trouve toujours à la frontière de la recherche ; il est conscient du territoire non exploré, des oublis des chercheurs. (Brichford 1979b, 27-28 ; Potts 1979, 89-90) Dans son soutien à la recherche, l'archiviste universitaire est lui-même un lieu de mémoire. Dans l'exercice des fonctions d'évaluation, d'acquisition, de traitement et de communication, l'archiviste est plus qu'un simple fournisseur de documents ; il est un médiateur entre la mémoire universitaire et la recherche qui l'interroge. Dans une perspective mémorielle, l'archiviste et le chercheur participent dans un même processus culturel, qui est de rendre compte de l'holisme de l'expérience humaine en reconnaissant que le passé, le présent et le futur se façonnent mutuellement. Dans une telle perspective, il serait hasardeux de tirer trop nettement la ligne entre la constitution de la mémoire archivistique et la constitution de la mémoire historienne, car à l'interface, ce n'est pas deux solitudes qui se rencontrent, mais une dynamique qui s'établit. C'est la dynamique des contextes de la création et de l'utilisation de la mémoire : la mémoire du passé, la mémoire du présent et la mémoire du futur. Par rapport à l'utilisation des archives à des fins de recherche, le rôle de l'archiviste est fondamentalement le même que celui qu'il exerce par rapport à l'utilisation administrative courante ou à la mise en valeur de la mémoire institutionnelle. Il doit gérer le lieu de mémoire que constituent les archives utilisées à des fins patrimoniales, c'est-à-dire les contextes de la création et de l'utilisation. Par rapport au contexte de la création, comme l'a remarqué Laura Millar, les documents eux-mêmes, comme témoignages figés dans le temps, ne sont pas changés par le pré sent, c'est l'interprétation des documents qui change, parfois de façon dramatique, selon les préoccupations du contexte de leur utilisation. Comme lieux de mémoire, les archives sont susceptibles de manipulation en fonction des sensibilités du présent. Le devoir de l'archiviste est de protéger l'authenticité et les contextes des archives afin de prévenir des abus d'utilisation que peut en faire le chercheur au nom des préoccupations du présent. (Millar 2006, 117) En même temps, comme l'a remarqué Jacques Boucher, l'archiviste doit fournir au chercheur ce qu'il doit fournir à l'administrateur : « les éléments déjà mis en lumière pour comprendre le système, ses acteurs, sa dynamique. » (Boucher 1990, 150-151)
L'archivistique universitaire au Québec est née avec l'idée d'université comme un service à la société et avec l'idée, selon Pierre Nora, des lieux de mémoire comme antidotes à l'oubli dans une société en rupture avec son passé. La constitution de la mémoire universitaire québécoise est conditionnée par ces deux grandes idées, et l'utilisation patrimoniale de la mémoire constituée l'est tout autant. La constitution et l'utilisation de la mémoire ne sont ni anodines, ni banales. Elles sont le fait de ceux qui détiennent le pouvoir de gestion de la mémoire et qui savent que cette mémoire peut servir à élucider et à résoudre les préoccupations de l'université et de la société dans laquelle l'université se trouve et se sait enracinée. Seule une approche mémorielle aux documents universitaires permet de comprendre dans son ensemble le rôle que jouent les archives et l'archiviste universitaires dans toutes leurs dimensions : aide-mémoire à l'administration dans un contexte de service à la société ainsi que d'enseignement et de recherche et lieux de mémoire autant dans un contexte patrimonial de mise en valeur de la mémoire universitaire que dans un contexte de recherche scientifique.
Dans son travail de constitution de la mémoire archivistique comme lieu de mémoire au service de l'institution et de la société, l'archiviste québécois universitaire oeuvre dans une perspective traditionnelle archivistique d'évaluation des documents créés organiquement mais dans une relation peu serrée avec les autres lieux de mémoire universitaires. Il n'a pas embrassé l'approche de la « documentation strategy » plus étroitement associée aux notions de l'idée d'université et de lieux de mémoire. Par la force des choses, l'archiviste universitaire au Québec collabore avec des responsables d'autres lieux de mémoire universitaires, mais il ne prétend pas constituer la mémoire universitaire idéale, c'est-à--dire globale, juste et au service de tous. Il se satisfait de constituer la mémoire archivistique organique la plus complète, la plus juste possible, qui soit au service des utilisateurs les plus variés possible. Penser qu'il limite son rôle à la constitution d'une mémoire consignée qui est strictement organique peut cependant l'induire dans l'erreur de croire qu'il est au service d'une mémoire universitaire libre des caractéristiques qui rendent problématiques les lieux de mémoire. S'il est vrai qu'il ne définit pas une mémoire idéale à constituer, il est aussi vrai que sa constitution de la mémoire est influencée par une perspective d'utilisation patrimoniale qui caractérise la création de lieux de mémoire : la législation québécoise en matière de gestion de l'information le contraint d'ailleurs à adopter une telle perspective. Il participe à la chasse à l'oubli qui transforme une mémoire organique, qui peut comporter des oublis significatifs, en une mémoire influencée de l'extérieur par des préoccupations patrimoniales. C'est l'idée d'université comme service à la société qui a rendu les archives universitaires un lieu de mémoire publique au Québec et, partant, l'archiviste universitaire québécois un professionnel avec des responsabilités éthiques quant à la cons titution et à l'utilisation de cette mémoire, non seulement envers son institution mais aussi envers la société.
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L'exemple de l'exploitation par l'Université Laval depuis 150 ans de la mémoire de Mgr de Laval illustre la transformation d'un milieu de mémoire en lieu de mémoire quand l'esprit du présent ne correspond plus à l'esprit du passé qui était le contexte de création de la mémoire. Après la fondation de l'Université Laval en 1852, Mgr de Laval devient un symbole dont la signification varie selon les contextes de trois périodes historiques institutionnelles.
1. 1852-1960 : Mgr de Laval, un modèle à suivre
Pendant les 100 premières années de l'histoire de l'Université, la société québécoise est fortement influencée par un nationalisme ancré dans la religion et l'Église catholiques, et l'Université est gérée par son institution fondatrice, le Séminaire de Québec. Mgr de Laval possède alors, et pour le Séminaire et pour l'Université, une grande valeur symbolique, qui est à la fois spirituelle et nationaliste. Il sert à rappeler à l'Église et à la société que c'est le Séminaire qui a fondé et qui dirige l'Université. Afin de souligner les liens étroits entre les deux institutions, le Séminaire donne d'abord le nom de son fondateur à son université et, par la suite, il entretient soigneusement le souvenir de ce fondateur, comme modèle de spiritualité. Ancien élève, puis professeur, du Séminaire de Québec et de l'Université, doyen de la Faculté de théologie de l'Université, supérieur du Séminaire et recteur de l'Université, Elzéar-Alexandre Taschereau incarne le lien de spiritualité entre le fondateur du Séminaire et l'Université. En 1871, lorsqu'il est fait cardinal, il se souvient de son long parcours et conclut : « Ma vie sacerdotale de vingt-neuf ans [...] s'est donc déroulée tout entière à l'abri des murs vénérables que Mgr de Laval a élevés il y a deux siècles ». En 1877-1878, le tout Québec vibre à la découverte des ossements de Mgr de Laval dans la cave de la Basilique Notre-Dame de Québec. Les fidèles défilent en grand nombre devant les restes pendant huit jours. Le 23 mai 1878, la « translation solennelle » des ossements a lieu, et la journée est couronnée par une soirée littéraire et musicale à l'Université, où l'on présente l'opéra biblique, Joseph. En 1902, l'Université fête son cinquantenaire en grande pompe. Le recteur, Mgr O.-E. Mathieu, remercie la population de ses félicitations à l'Université en ces termes : « Être les vrais enfants de Laval, continuer son oeuvre, avoir son dévouement, être animés du même zèle pour la bonne formation des jeunes gens, voilà le genre de reconnaissance que nous voulons vous donner pour les marques d'estime et de confiance dont nous sommes aujourd'hui l'objet. » En 1920, l'Université Laval lance sa première campagne financière publique dans un esprit de formation universitaire de plus en plus explicitement utilitaire. Une affiche publicitaire fait valoir « l'exemple du devoir et de la générosité » des fondateurs de l'Université qu'étaient les signataires de la demande d'une charte royale en 1852, mais elle est illustrée par un portrait de Mgr de Laval et de ses armoiries. (Voir l'annexe 2)
L'Université profite de l'approche de son centenaire pour se donner de nouvelles armes, qui reproduisent les traits des armoiries de Mgr de Laval. L'album souvenir du centenaire contient des reproductions de deux documents de Mgr de Laval et d'un de ses portraits, et il conclut à propos de l'Université : Laval est un symbole : ce symbole signifie que le Canadien de langue française veut rester fidèle à la brillante civilisation qu'il a reçue de la France, qu'il veut la faire resplendir d'un nouvel éclat et la léguer aux générations futures comme un héritage sacré et largement enrichi, qu'il veut aussi, par l'entremise d'une de ses plus vénérables institutions d'enseignement, mettre au service du Canada les richesses de la culture française et l'incomparable trésor de la foi catholique.
2. 1960-1990 : Mgr de Laval, un symbole refoulé
Mais les temps changent. À partir de la Révolution tranquille des années 1960, et la société québécoise et l'Université Laval, qui en fait partie, prennent leur distance par rapport à leur passé religieux et à l'Église catholique. L'Université obtient son indépendance administrative et économique du Séminaire de Québec et se fait octroyer une nouvelle charte -- québécoise plutôt que royale -- en 1970. L'Université veut projeter l'image d'une institution jeune et novatrice ; Mgr de Laval n'est plus un puissant symbole identitaire et rassembleur. Lors des fêtes du 125e anniversaire, il brille par son absence.
3. 1990-2002 : Mgr de Laval, symbole d'une tradition glorieuse
À partir des années 1990, l'Université Laval se préoccupe de plus en plus de sa place sur la scène internationale. Des programmes intègrent l'élément international ; on veut attirer des étudiants et des professeurs d'autres pays. L'Université veut projeter l'image d'une institution dans le club sélect des vieilles et grandes universités d'Europe et des États-Unis, telles que la Sorbonne et Harvard. De nouveau, pouvoir repousser ses origines jusqu'à Mgr de Laval devient une valeur, sans, cependant, évoquer le symbolisme religieux et nationaliste qui s'attachait à l'image de l'évêque pendant les cent premières années de l'institution. En 2002, sous le slogan, « Le savoir qui fait l'histoire », l'Université lance « Les grandes fêtes » pour célébrer son 150e anniversaire. Le programme des fêtes est truffé de rappels de Mgr de Laval. Un concours intitulé « Voyages aux sources de l'Université Laval » offre « deux voyages en France [...] sur les lieux d'origine de la famille Montmorency-Laval. » En décembre 2002, on fait venir en visite à l'Université le Duc de Lévis-Mirepoix, descendant et héritier de la famille de Montmorency-Laval, qui remet à l'institution un bien patrimonial, une partie des armures de la famille « du fondateur. » Enfin, le programme des « Grandes Conférences », tenues « à l'occasion des célébrations des 150e et 340e anniversaires de l'Université Laval », affirment de l'Université que « sa fondation date de 1663, alors que Monseigneur François de Montmorency Laval, premier évêque de la Nouvelle-France, fonde avec la permission explicite du roi Louis XIV le Séminaire de Québec. » En 2002, sa valeur symbolique pour l'Université qui porte son nom ayant vécue des hauts, des bas et des transformations imposés par des contextes historiques capricieux, Mgr de Laval est de nouveau commémoré. Mais il n'est plus un modèle de vie ; il est un rappel, presque un logo de marketing, pour une Université qui se veut vénérable.