1 Cet article a été publié une première fois dans les actes du 37e Congrès de l'AAQ tenu à Québec en mai 2008. Quelques modifications mineures ont été apportées afin de tenir compte des discussions qui y ont eu lieu.
Le 400e anniversaire de la ville de Québec donne lieu, en 2008, à un foisonnement de nouvelles publications consacrées à l'histoire de la capitale. Sujet relativement peu exploité dans les ouvrages grand public depuis l'Histoire de la ville de Québec, 1608-1871 publiée en 1987 par Hare, Lafrance et Ruddel, les amateurs d'histoire auront maintenant de quoi occuper leurs séances de lecture pour plusieurs années, tant la moisson 2008 est riche et abondante.
Toutes aussi riches et abondantes sont les images qui illustrent ces ouvrages. Plusieurs auteurs et historiens se sont donné pour l'occasion la mission de renouveler l'iconographie propre à la ville de Québec, se livrant même parfois à une amicale compétition à savoir lequel dénicherait les plus belles images, lequel publierait le plus d'inédits. Les férus d'histoire se réjouiront du résultat, des plus éloquents.
Si le lecteur évalue rapidement l'effort consenti par un auteur, notamment à travers la longueur et la structure de son texte, la justesse de son vocabulaire et la qualité des sources consultées, l'ampleur du travail de recherche iconographique saute moins aux yeux. Or, la recherche dans les archives est parfois ponctuée de nombreux défis, et demeure dépendante de la qualité des descriptions présentées par les détenteurs des fonds et des collections d'archives iconographiques (dessins, gravures, photographies, etc.).
L'absence de certains éléments descriptifs peut parfois mettre le chercheur sur de fausses pistes et donner lieu à de mauvaises interprétations. Certains éléments de description sont incontournables afin de bien interpréter l'image, mais tous les éléments ne jouissent pas de la même attention de la part des archivistes. Auteurs et historiens se rendent parfois eux-mêmes coupables de quelques silences, en se contentant de commenter l'image et d'en indiquer la source sans toujours en mentionner ni l'auteur ni la date de création lorsque ces éléments sont connus.
En général, les archivistes demeurent sensibles aux éléments descriptifs de base comme le nom du créateur, le titre, la date ou le support. Toutefois, force est de constater que le contexte de création des images est, pour sa part, fort peu documenté. Il suffit d'un minimum de familiarité avec la recherche au sein de regroupements d'archives iconographiques pour constater que le contexte de création de ce type de document est relativement boudé par les archivistes, surtout en ce qui concerne les archives photographiques. Difficile parfois pour le chercheur de cerner dans quelles circonstances ou dans quel but un cliché fut tiré.
Pourtant, dans le cas des archives textuelles, le contexte de création est l'un des principaux contextes de signification que l'archiviste s'emploie à « capturer ». Au moment de décrire un procès-verbal, par exemple, l'archiviste ne s'attarde pas uniquement à son contenu et à son support, ce qui reviendrait à isoler les pièces l'une de l'autre. Il tente aussi, et surtout, de l'inscrire dans la mémoire organique et consignée de l'organisme, en documentant le contexte de sa création et en s'appuyant sur les principes et les méthodes propres à sa discipline.
Pourquoi en serait-il autrement pour les archives photographiques ? La valeur archivistique de la photographie ne se révèle-t-elle pas plus clairement lorsque l'archiviste prend en compte son contexte de création ?
L'abandon de certaines responsabilités vis-à-vis des archives photographiques n'est peut-être que la résultante de l'indifférence des théoriciens, voire du dédain de certains, pour la manière la plus commune de les organiser, soit celle de la collection. Un dommage collatéral, en quelque sorte, qui pourrait découler du rejet théorique d'un mode d'organisation basé sur un regroupement artificiel plutôt qu'organique, articulé autour d'une thématique commune plutôt qu'autour de la provenance.
Un rejet théorique qui, comme nous le verrons, s'accorde mal avec la pratique. Mais abordons d'abord quelques caractéristiques propres à la photographie qui pourraient expliquer, en partie du moins, l'inconfort qu'éprouvent bien des archivistes à leur égard, avant même d'envisager leur mode d'organisation.
La photographie est porteuse de réalités matérielles et immatérielles multiples au même titre que tout autre objet. Dans L'objet et ses contextes, Jacques Mathieu avance que les objets sont porteurs de symboliques et de représentations, et que leur étude est révélatrice d'une technologie, d'un environnement, d'une compétence, d'un besoin, d'un goût et d'une esthétique. À cet égard, la photographie est tout aussi ambivalente que son statut auprès des archivistes : contrairement aux archives textuelles pour lesquelles la dimension esthétique ou artistique est, à tort ou à raison, relativement effacée, la photographie se situe entre l'art et le document. Comme le mentionne Xavier Martel :
Une image photographique est une représentation construite [...] La nature analogique de la photographie — enregistrement physico-chimique du réel — lui confère un statut de preuve, témoignage, document. La nature construite de la photographie — choix du point de vue, du cadrage, du développement [...] — lui confère un statut artistique.
La valeur artistique de la photographie contribue à l'inconfort de plusieurs archivistes vis-à-vis les archives photographiques, déjà noté en 1979 par Hugh Taylor. Elle offre peut-être un début d'explication au phénomène voulant que de grandes collections d'archives photographiques soient aujourd'hui conservées par des institutions muséales, plus familières avec l'art et l'esthétisme que les services d'archives.
Ironiquement, la valeur artistique de la photographie ne faisait pas l'unanimité au moment de son invention. Lorsque le député et ministre de l'Intérieur François Arago présente, en 1839, l'invention de son protégé Daguerre comme un instrument au service de l'art et du savoir, il lance un débat qui fera rage au cours des cinquante années suivantes. Au sortir de la cérémonie qui eut lieu à l'Académie des Sciences, le peintre français Paul Delaroche, à l'apogée de sa carrière, lançait d'ailleurs : « Aujourd'hui, la peinture est morte ! ». Le milieu des arts réagit d'abord fortement à l'apparition de ce nouveau mode de reproduction picturale et à sa démocratisation. Les artistes ne sont plus les seuls à représenter la réalité. On s'interroge sur les vertus artistiques, esthétiques et scientifiques de la photographie.
En 1858, le poète Alphonse de Lamartine condamne sévèrement cette « invention de la chance » en affirmant qu'elle ne sera jamais de l'art, mais seulement le plagiat de la nature par le biais de l'optique. Il ne faudra pourtant que quelques mois au célèbre poète pour revoir sa position. Après avoir vu les épreuves sur papier bleuté d'un ami sculpteur, il affirme : « La photographie, c'est le photographe ». Lamartine ira même plus loin dans sa conversion, écrivant en 1859 que la photographie est mieux qu'un art, « c'est un phénomène solaire où l'artiste collabore avec le soleil ! »
Le statut artistique de la photographie se décide finalement en cour en 1862. Les photographes Louis Pierson et Louis et Ernest Mayer, propriétaires d'un studio commercial à Paris, poursuivent en justice des photographes ayant reproduit et vendu des copies de leurs épreuves sous prétexte que personne ne peut prétendre détenir de droits sur une simple représentation du réel. La Cour arrive toutefois à la conclusion que la photographie constitue bel et bien un art, puisqu'elle représente le résultat d'une création personnelle et subjective.
Le dessin persiste quelque temps dans les journaux comme mode de représentation, malgré la mécanisation des opérations de reproduction de la photographie. Celle-ci n'intègre la presse illustrée que dans les années 1880 et ne détrônera l'illustration graphique qu'au tournant du siècle. Le lectorat des quotidiens était peu séduit par la littéralité du document photographique. On lui préférait encore l'empathie du dessinateur et la richesse symbolique de son dessin.
Le dessin et la photographie cohabitent donc pendant un temps, mais cette dernière incarne un phénomène de modernité essentiel aux médias de masse, soit celui de la vitesse. La reproduction photomécanique permet de réduire considérablement les délais entre la réalisation de l'image et sa diffusion. L'écart temporel entre l'événement et sa représentation rétrécit et devient même une arme face à la concurrence.
Puis l'apparition des magazines grands publics et du photoreportage dans les années 1930 donne naissance à la photographie de masse. Celle-ci commence dès lors, pour reprendre les mots d'Olivier Clain, « à conquérir le droit universel de témoigner de l'histoire, de la lutte et de la guerre, de la souffrance et de la condition humaine en général. »
L'objectivité du point de vue octroyée à la photographie est bientôt mise à mal par la découverte de certains trucages, perpétrés notamment dans un but politique. Les leaders bolcheviques Lénine et Staline font couramment « disparaître » de leurs photographies des personnages devenus des ennemis politiques. En 1951, aux États- Unis, le rapprochement artificiel des visages du sénateur démocrate Millard Tydings et du leader communiste Earl Brower, pour créer une conversation n'ayant jamais eu lieu, coûte le siège du sénateur.
Cette « malléabilité » de la photographie la rend suspecte aux yeux des archivistes, particulièrement depuis l'avènement de la photographie numérique. Aujourd'hui, les exemples de retouches et de manipulations sont de plus en plus nombreux, notamment dans le contexte publicitaire, et rendus accessibles grâce à des logiciels de plus en plus simples d'utilisation. Pour l'archiviste tenu de préserver l'intégrité et l'authenticité des documents, cette malléabilité se révèle déconcertante.
Au final, les divers problèmes soulevés par les archives photographiques en termes d'acquisition, de traitement, de conservation et de diffusion ont amené « les archivistes formés dans les archives textuelles [à abdiquer] leurs responsabilités au profit des spécialistes davantage portés vers les méthodes de la bibliothéconomie que vers celles de l'archivistique. »
La « photographie vraie » n'est toutefois qu'une tradition parmi tant d'autres. Plusieurs traditions ont et continuent de coexister dont certaines, tout aussi populaires, emploient une image volontairement manipulée et lue en tant que telle. C'est le cas notamment du pop art d'Andy Warhol, ou encore de la mode des cartes postales de William H. Martin entre 1905 et 1915, sur lesquelles apparaissaient des objets ou des animaux surdimensionnés par rapport aux êtres humains et aux paysages qu'ils côtoient. Il s'agit cependant de manipulations évidentes et faciles à documenter. La manipulation numérique est pour sa part de plus en plus sophistiquée et, en conséquence, difficile à détecter.
C'est en 1982 qu'apparaît vraisemblablement le premier « scandale » lié à la manipulation numérique de l'image, lorsque le National Geographic rétrécit l'espace entre deux pyramides pour sa couverture de février afin de mieux les faire entrer dans un plan vertical. Symboles d'immuabilité, le fait de « déplacer » les pyramides apparaissait comme une trahison de l'Histoire. Aucune note n'ayant été publiée pour expliquer ce choix éditorial, plusieurs lecteurs se sont sentis floués.
La défense du magazine fut de nommer ce type de manipulation « repositionnement rétroactif du photographe ». Le directeur photo du National Geographic fut remercié puis remplacé, et on s'empressa d'assurer les lecteurs que le magazine n'aurait jamais plus recours à ce type de manipulation. Certains magazines ont emboîté le pas, et plusieurs songent à ajouter une lettre M dans leurs crédits photographiques, lorsque l'image aura fait l'objet d'une manipulation quelconque. Les couvertures de magazine truquées sont toutefois de plus en plus fréquentes, principalement dans le domaine de la mode. À moins que ce ne soit l'oeil du public qui soit de plus en plus exercé et vigilant.
Ceci dit, la photographie est en elle-même affaire de manipulation. La possibilité d'éclaircir, d'assombrir, de découper ou d'améliorer une image avec un logiciel d'édition d'images comme Photoshop n'est pas nouvelle : elle est présente dans toute chambre noire et les traitements optique et chimique qui s'y effectuent. Le choix du cadre, de la lentille, de l'éclairage ainsi que la sélection du papier sont autant de facteurs influençant la manière de représenter le sujet.
D'un point de vue archivistique, certaines questions sont soulevées. La manipulation de l'image fait-elle partie du processus de sa création ou est-elle appliquée après coup ? Est-elle le fruit du travail du créateur de l'image ou d'un tiers, lié ou non au créateur ? Ces questions sont importantes, et s'accompagnent d'un effritement de la notion d'original qui ne peut que faire sourciller l'archiviste. Documenter le contexte de création d'une photographie peut donc se révéler particulièrement complexe.
Bien sûr, compte tenu des ressources malheureusement limitées dont disposent les services d'archives, il serait déraisonnable de prôner l'orthodoxie en matière de description du contexte de production des archives photographiques. Mais une plus grande sensibilité à l'égard de ce contexte de signification paraît utile si l'on considère que l'archiviste s'emploie normalement à relier les archives à leur créateur, permettant du coup d'en révéler la personnalité.
À ce titre, la photographie est bien le fruit d'une création personnelle et subjective où le photographe fera invariablement sentir sa présence, contrairement aux dires d'André Bazin qui affirmait en 1945 que « tous les arts sont fondés sur la présence de l'homme ; dans la seule photographie nous jouissons de son absence. »
En laissant de côté la présence du photographe et le contexte de son travail au moment de décrire et d'indexer les archives photographiques, il devient difficile pour l'archiviste d'en révéler pleinement la valeur archivistique. Les efforts se tournent plus franchement vers la satisfaction des besoins de l'usager des archives photographiques, lequel se rabat généralement sur un ordre fondé sur le sujet.
De prime abord, les notions de série et d'ordre chronologique paraissent en effet moins appropriées à la photographie. Hugh Taylor écrivait en 1979 dans The American Archivist que les photographies se sont vu refuser depuis longtemps le statut d'archives, parce que « les matériaux non-textuels entrent mal dans une série temporelle et s'opposent obstinément à un ordre fondé sur des dates. »
Une étude menée par Karen Collins auprès de deux institutions de la Caroline du Nord détentrices de photographies, en se basant sur quatre mois de requêtes d'usagers, démontre que la recherche fut effectuée en tout ou en partie par sujets dans 86 % des requêtes. Pour 57 % de celles-ci, les sujets recherchés incluaient des termes généraux (ex. families, downtown, snowman, football, racism) et incluaient, dans 42 % des cas, des termes plus spécifiques (ex. Ava Gardner, UNC Press, Great Smoky Mountains). Les éléments de temps (43 %) et d'emplacement (27 %) étaient les plus populaires après le sujet. Les termes associés au genre (paysage, scène de rue, portrait, etc.) étaient employés dans 10 % des requêtes, et les attributs visuels (noir et blanc, couleur, intérieur, extérieur) dans 7 % des cas. Seulement 4 % de toutes les requêtes spécifiaient le créateur de l'image et 6 % le support et la forme de l'image.
Quel est donc le rôle de l'archiviste dans ce contexte ? Les ressources à affecter au traitement des archives étant généralement peu suffisantes pour une majorité de services d'archives, doit-il s'employer uniquement à décrire les archives photographiques selon leur sujet, puisque là est le mode d'accès privilégié ? Après tout, comme le rapporte l'archiviste Hugh Taylor dans une étude RAMP consacrée à la notion d'utilisateur, Theodore Schellenberg lui-même affirmait que le sujet des photographies et des autres documents iconographiques est plus important que leur provenance et leurs origines fonctionnelles2 .
2 Taylor fait toutefois remarquer que ce même contexte que Schellenberg veut isoler pour les photographies est pourtant jugé indispensable à la compréhension des documents textuels.
Une telle affirmation a de quoi surprendre, surtout de la part de l'un des principaux théoriciens de l'archivistique, puisqu'elle implique la soustraction consciente des documents iconographiques aux principes mêmes de l'archivistique contemporaine articulés autour du principe de respect des fonds et de la provenance. Décidément, la nature particulière de ce type de document ébranle les certitudes.
On assiste par conséquent au retour en silence d'un mode d'organisation abandonné depuis longtemps : la collection. L'univers des archives non textuelles redonne en effet un certain sens à la collection, puisqu'elle refait surface dans le cadre du travail quotidien de l'archiviste qui acquiert ou crée un tel regroupement artificiel d'unités de description sans liens organiques mais partageant un ou plusieurs critères communs, et ce, plus d'un siècle après l'abandon progressif de ce même type de regroupement artificiel au profit de la méthode structurante proposée en 1841 par Natalis de Wailly.
La littérature demeure pour l'instant relativement muette sur ce retour. Encore aujourd'hui, et particulièrement depuis la vague normative des années 1990, les débats et les discussions portent presque uniquement sur le fonds en tant que principe cardinal. La résurgence de la collection force donc la discipline archivistique à se questionner.
Les concepts de fonds et de provenance émergent au 19e siècle en réaction aux trois siècles précédents marqués par l'apparition des premières Archives d'État qui incarnaient un intérêt renouvelé de la part des monarchies. Pour celles-ci, les archives sont autant des armes juridiques et politiques que des affaires d'administrateurs. Elles sont rassemblées plus souvent au sein de regroupements artificiels, par matières, par sujets, par lieux, etc. et peu importe leur provenance. On y retrouve en quelque sorte les éléments constitutifs de la définition du terme « collection » :
Jusqu'au début du XIXe siècle, ni les administrateurs ni les archivistes n'ont éprouvé le moindre scrupule, dans aucun pays, à diviser et disperser des documents d'une même origine, ni à regrouper et mélanger des documents de provenances différentes lorsque le besoin s'en faisait sentir pour des raisons quelconques de commodité (pratique ou intellectuelle).
Ce fut le cas notamment aux Archives nationales de France, créées à Paris dans la foulée de la Révolution française afin de conserver les archives de l'Assemblée nationale et pour regrouper les archives des administrations de l'Ancien Régime. Pierre Daunou, garde général des archives nommé par Napoléon Ier, met au point le premier cadre de classement en divisant l'énorme masse documentaire conservée en cinq sections : législative, administrative, domaniale, judiciaire et historique, cette dernière puisant à même les quatre autres. À l'intérieur de chaque section, le classement peut s'effectuer par date, par lieu, par règne de roi, etc.
Cette méthode de classement eut pour effet de rendre impossible toute tentative de retracer l'origine des documents. Les documents d'un même producteur, comme les ministères du gouvernement royal par exemple, se retrouvaient donc dispersés entre diverses sections et sous-sections. Au fur et à mesure que l'État s'organise, on se met à redouter ses effets néfastes sur le repérage de l'information.
L'intérêt de classer les documents d'archives de l'État en grands ensembles thématiques est graduellement remis en doute par les archivistes du 19e siècle. Déjà en 1791, au Danemark, la notion voulant que les documents produits par un organisme soient conservés ensemble était introduite dans quelques directives administratives. Naples emboîtait le pas en 1812, ainsi que le Grand-Duché de Toscane en 1822 et l'État pontifical en 1839. Aux Pays-Bas, le principe de la provenance avait déjà été officiellement formulé, en 1826, lors de l'inventaire des archives des cinq chapitres d'Utrecht.
Pour une majorité d'archivistes francophones, c'est en 1841 que l'acte de naissance du fonds d'archives et du respect de son intégrité est signé, par la voie d'une circulaire inspirée par Natalis de Wailly, alors chef de la Section administrative des Archives départementales au ministère de l'Intérieur. La communauté archivistique internationale ne fut pas longue à appliquer et à répandre le principe de provenance, au gré de l'abandon de quelques réticences. Le fonds, nouveau principe cardinal, devient norme pratique et s'enrichit notamment des réflexions de l'Italien Francesco Bonaini ou encore des Hollandais Samuel Muller, Johan Adriaan Feith et Robert Fruin.
Les théoriciens de l'archivistique contemporaine, de Natalis de Wailly à Théodore Schellenberg, en passant par Hilary Jenkinson, ont basé leur analyse quasi exclusivement sur les besoins inhérents aux archives textuelles. Difficile de les en blâmer. La célèbre circulaire publiée en 1841 par Natalis de Wailly suit d'à peine deux ans la présentation par Louis Jacques Mandé Daguerre de sa nouvelle invention, le daguerréotype, à l'Académie des Sciences de Paris.
Puis le Manual of Archive Administration de Sir Hilary Jenkinson est publié en 1922, trois ans avant la commercialisation du premier appareil de format 35 mm en Allemagne et alors que la photographie commence tout juste à s'imposer sur d'autres modes de représentation. Et les deux ouvrages majeurs de Théodore Schellenberg, Modern Archives : Principles and Techniques (1956) et The Management of Archives (1965) paraissent à une époque où la photographie commence seulement à s'imposer comme produit de consommation de masse.
L'émergence des documents non textuels amène cependant la communauté archivistique internationale à se prononcer. Avant la fin des années 1950, elle adopte la position voulant que les documents non textuels fassent partie d'un fonds d'archives au même titre que les documents textuels. Hilary Jenkinson affirme en 1950, au premier congrès international des archives, qu' « il n'y a qu'une différence purement extérieure, purement physique entre les archives de la Banque d'Angleterre, par exemple, et les archives de la British Broadcasting Corporation. »
La Table ronde internationale des archives tenue en Allemagne, en 1958, a pour sa part mis en lumière plusieurs exemples de documents non textuels essentiels à l'étude de la géographie, comme les relevés photographiques aériens par exemple. On s'entend pour affirmer que le classement de ce type de documents doit être soumis aux mêmes impératifs de respect de la provenance et de l'ordre original que les documents textuels.
Puis en 1962, cette fois-ci à Madrid, la Table ronde internationale des archives introduit des variantes intéressantes. On y affirme que les documents iconographiques (gravures, dessins, photographies, etc.) doivent être conservés par les services d'archives lorsqu'ils appartiennent à des fonds ou s'ils constituent par eux-mêmes des fonds, mais on reconnaît du même souffle le droit de constituer des collections iconographiques à propos de personnalités ou d'événements politiques. Certains pays affirment même qu'il est du devoir des services d'archives de conserver des collections iconographiques concernant la vie quotidienne, la politique, les monuments historiques, etc.
On reconnaît donc, dès 1962, que le regroupement des archives iconographiques par fonds ne répond pas à tous les besoins des chercheurs, et que la création de collections iconographiques est susceptible de pallier à certains de ces besoins. Mais depuis, la littérature archivistique, notamment québécoise, demeure sensiblement muette sur cette question. Le mot collection est complètement absent de l'index de l'ouvrage de référence Les fonctions de l'archivistique contemporaine. Une seule occurrence est indexée dans La gestion des archives photographiques, soit pour renvoyer à une définition succincte de l'expression « collection d'archives ».
Il faut cependant admettre que l'archivistique québécoise est une science encore jeune, dont les premiers efforts se sont naturellement tournés vers la solidification de ses assises conceptuelles. Avant de remettre en question certains aspects d'un principe, encore faut-il qu'il ait été généralement admis et, surtout, compris.
Dans ce contexte, les théoriciens québécois ont d'abord voulu marquer de façon tranchée la différence entre la collection et le fonds. L'ouvrage Les fondements de la discipline archivistique représente un exemple éloquent. Ses auteurs mentionnent le mot collection à trois reprises : une fois afin d'énoncer brièvement le fait que les documents dits non textuels sont le plus souvent réunis en collection (sans plus de détails), une autre pour le définir au glossaire (« La collection constitue l'antithèse du fonds »), puis une dernière fois dans une note de bas de page sous forme de mise en garde :
Il importe d'ouvrir une parenthèse pour mettre en garde quiconque serait tenté de confondre cette unité naturelle qu'est le fonds d'archives avec la collection d'archives qu'on pourrait qualifier d'antifonds. Alors que l'un s'est constitué naturellement et qu'il est le produit d'activités précises, l'autre est le fruit de l'artifice, de l'arbitraire, souvent du hasard ; l'entité qui en résulte est tout à fait étrangère à la nature et à la raison d'être des documents qui la composent.
En adoptant le terme « antifonds », les auteurs affirment donc une totale et complète opposition entre le fonds et la collection. Mais comment alors concilier l'admission par la communauté archivistique du caractère utilitaire de la collection d'archives non textuelles et l'indifférence, voire l'hostilité, de la littérature vis-à-vis ce type de regroupement ?
Le temps est peut-être venu, près de vingt ans après les premiers efforts de normalisation du vocabulaire archivistique, de revisiter certains concepts afin d'apporter les nuances qu'impose l'expérience des archivistes québécois. Car les archives photographiques regroupées en collections se voient actuellement prises entre l'arbre et l'écorce : malgré leur statut d'archives, elles seront traitées différemment des documents textuels puisque les normes et la méthodologie archivistiques s'appliquent d'abord et avant tout au fonds. Ainsi, lorsqu'elles sont regroupées en collection, les archives photographiques sont soustraites à certaines lectures pourtant jugées indispensables par la discipline archivistique.
Or, l'absence de caractère organique dans la collection justifie-t-elle réellement son rejet complet en tant qu'unité archivistique ? D'une part, si l'un des volets du principe de respect des fonds, soit celui de la provenance, peut être difficilement applicable à la collection, le volet voulant que les documents soient conservés dans leur ordre original peut être appliqué à la collection. Les Hollandais Muller, Feith et Fruin croyaient cette règle nécessaire, afin de conserver le contexte dans lequel les archives avaient été originalement créées et reçues, à travers des schèmes classificatoires conscients et inconscients. Or, les collections créées ou acquises par un service d'archives comportent habituellement un ordre facilitant le repérage et potentiellement porteur de signification par rapport à leur créateur.
L'importante collection Pierre-Joseph-Olivier-Chauveau, par exemple, composée de plus de 3000 brochures et livres anciens et conservée à la Bibliothèque de l'Assemblée nationale, présente une fenêtre ouverte sur la personnalité de cet homme politique et bibliophile passionné. Tout au long de sa carrière, il y puisera l'inspiration pour son oeuvre littéraire, pour son travail parlementaire et pour ses cours universitaires. Plusieurs ouvrages de la collection sont annotés de la main même de Chauveau. Bref, le collectionneur laisse aussi sa trace sur sa collection, de façon consciente ou non. Malgré l'artifice, l'arbitraire et le hasard, la collection demeure une succession de choix à travers lesquels le collectionneur se révèle. Elle devient un sous-produit de ses activités, et se voit par conséquent chargée d'une valeur archivistique.
Cela dit, le principe de respect des fonds n'a rien d'un dogme rigide qui viendrait déterminer les limites de l'intervention de l'archiviste. Les besoins issus de la pratique, au gré des nouveaux défis posés notamment par l'explosion de la masse documentaire à partir du milieu du 20e siècle, ont déjà mené la théorie à se réajuster.
À la création des National Archives à Washington, en 1934, l'organisme hérite d'environ un million de mètres linéaires de documents issus de l'administration fédérale, accompagnés d'un taux de croissance de plus de 60 000 mètres linéaires annuellement. Afin de résoudre cet épineux problème, on introduit en 1941 le concept de record group, dont Solon J. Buck fit admettre la définition suivante : « une unité archivistique établie de façon quelque peu arbitraire (somewhat arbitrarily) en fonction de la provenance des documents et du besoin d'aboutir à un ensemble d'une taille et d'une nature convenables pour faciliter le travail de classement et d'inventaire. » (Duchein 1977, 78)
La définition du record group, unité archivistique encore répandue aujourd'hui en Amérique du Nord, emprunte ainsi à l'arbitraire d'une construction intellectuelle qui, comme la création de collections par les archivistes contemporains, cherche à faciliter le repérage, voire à faciliter le travail. La discipline est donc depuis longtemps ouverte à la redéfinition de ses assises théoriques, à la lumière des nouvelles réalités pratiques.
Les efforts de la communauté archivistique canadienne en matière de normalisation ont consacré le fonds comme principe cardinal et norme pratique. Ces efforts culminent en 1990 avec la publication des Règles pour la description des documents d'archives (RDDA ), considérées comme l'une de ses plus grandes réalisations. Les RDDA sont toutefois peu loquaces quant à la notion de collection. Le chapitre 4, consacré uniquement aux normes de description des documents iconographiques, demeure muet sur la question.
Cynthia J. Durance, du Bureau de mise en application des normes archivistiques aux Archives nationales du Canada (ANC), signalait d'ailleurs, en 1993, la difficulté d'établir dans les règles des définitions claires pour « collection » et « collectionneur ». Qui plus est, la sixième zone de description des documents d'archives, intitulée « Zone de la collection », ne traite pas de la collection archivistique mais sert plutôt à décrire une pièce portant un titre de collection d'un éditeur commercial ou d'un artiste.
Dans son rapport, Durance recommande aux ANC l'adoption de la notion de collection pour les documents qui ont été artificiellement réunis, et que la collection soit considérée comme un niveau de description équivalent à celui du fonds. En conséquence, les normes de description édictées par les RDDA s'appliqueront non seulement au fonds et à ses parties, mais également à la collection.
Ces recommandations ne touchent que les Archives nationales du Canada, et il est difficile de juger de leur application concrète depuis. Mais voilà à tout le moins une première admission intéressante : la collection appartient bel et bien à la discipline archivistique, doit faire partie de ses questionnements et doit être prise en considération dans sa méthode. Elle devrait cependant être accompagnée d'une réflexion sérieuse sur la manière d'aborder les particularités de la collection archivistique par rapport au fonds, notamment des collections d'archives photographiques, et à promouvoir ses caractéristiques communes.
Car il semble manifeste qu'à l'ère de la société de l'image, la perpétuation des antagonismes traditionnels entre le fonds et la collection occulte quelques problèmes importants, dont certains ont été ici soulevés brièvement, et se révèle contre-productive à la fois pour les archivistes convaincus de la valeur archivistique des documents non textuels et pour les chercheurs qui souhaitent entrevoir leurs multiples niveaux de signification.
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